« L’Etat de droit, c’est moi ». Voilà une paraphrase de la citation attribuée à Louis XIV que pourraient s’approprier les nouveaux détracteurs de l’Etat de droit.
Plus tôt ce mois-ci, Marine Le Pen a durement attaqué la décision de justice la condamnant pour détournement de fonds européens, notamment à une peine d’inéligibilité de cinq ans avec exécution provisoire. Devant ses partisans, elle a dénoncé « une décision politique » qui a « non seulement bafoué l’Etat de droit, mais aussi l’état de la démocratie ».
En agissant ainsi, Marine Le Pen détourne les faits tout en se posant en victime et en défenseur de l’État de droit. Le président américain Donald Trump n’a pas tardé à prendre sa défense en dénonçant une « chasse aux sorcières contre Marine Le Pen » qui serait « un autre exemple de la façon dont les gauchistes européens utilisent le droit pour faire taire la liberté d'expression ». D’autres dirigeants d’extrême droite comme Viktor Orbán et Matteo Salvini ont amplifié le message de Mme Le Pen, ainsi que le milliardaire Elon Musk sur son réseau social X, touchant ainsi des millions de partisans dans le monde entier.
Depuis lors, une vague d’attaques et de menaces sans précédent s’est abattue sur le système judiciaire en France, et certains magistrats et avocats sont visés individuellement. Ces offensives publiques sont choquantes. Alors que les défenseurs de Mme Le Pen affirment que la condamnation rendue à son encontre est infondée et constitue une atteinte à la démocratie, force est de constater que la décision judiciaire est particulièrement motivée et fait suite à une longue procédure méticuleuse et contradictoire.
Entendons-nous bien. Nul n’allègue que le système judiciaire ne saurait être exempt de critiques dans une démocratie où la liberté d’expression doit être respectée. Mais en réalité, ces attaques infondées contre les juges ont un objectif pernicieux : miner la confiance du pays dans le système judiciaire et la démocratie elle-même, et effriter l’État de droit.
En réaction à sa condamnation, Marine Le Pen n’hésite donc pas avancer que la Justice du peuple est le seul remède à des décisions de justice « politiques », reprenant ici à son compte une thèse bien trop répandue parmi les populistes de droite dans le monde. Plus tôt cette année par exemple, Donald Trump a déclaré : « je suis, nous sommes, le droit fédéral », tout en pour menaçant de suspendre le financement fédéral du Maine si l’État ne se pliait pas à ses exigences.
Au sein du Rule of Law Impact Lab de l’Ecole de droit de l’Université de Stanford, nous étudions et déployons des outils juridiques pour défendre la démocratie et l’État de droit dans le monde. Nous devenons les témoins inquiets de la prolifération d’attaques contre l’indépendance de la justice au niveau global, dans le cadre d’une tendance plus large à la régression démocratique.
Aux États-Unis, de nombreux juges - en particulier ceux qui ont rendu des décisions défavorables à l'administration Trump - ont fait l’objet d'intimidations et de menaces. Ces attaques s’inscrivent dans une stratégie plus large visant à remettre en cause les contraintes judiciaires qui limitent les abus de pouvoir de l’Exécutif. Le vice-président J.D. Vance a notamment déclaré que « les juges ne sont pas autorisés à contrôler le pouvoir légitime de l'exécutif ». Le président Trump a demandé la destitution d’un juge fédéral qui avait pris une décision allant à l’encontre de son administration, le qualifiant de « fou de gauche radicale » et de « fauteur de troubles ». L’administration Trump a ignoré la décision du juge, ce qui a incité ce-dernier à estimer qu’il y avait une « cause probable » que les actions de l’administration constituaient un outrage au tribunal.
Affaiblir l’indépendance du pouvoir judiciaire est une tactique classique de l’autoritarisme. Par exemple, depuis son arrivée au pouvoir en 2010, le Premier ministre hongrois Viktor Orbán a consolidé le pouvoir exécutif en retirant au pouvoir judiciaire le pouvoir de contraindre l’action de son gouvernement. Grâce à des changements constitutionnels et législatifs, son gouvernement a forcé la mise en retraite anticipée de centaines de juges hongrois, et a rempli les juridictions de juges favorables au gouvernement. Le mois dernier, M. Orbán a promis de liquider ce qu’il a qualifié d’« armée de l'ombre », constituée de ses derniers opposants politiques parmi lesquels il inclut des juges.
De même, en Pologne, le parti à penchant autocratique Droit et Justice a renforcé son pouvoir pendant huit ans en nommant à la cour constitutionnelle des loyalistes et en s’emparant de l’organe chargé de nommer les juges du pays. Bien que Droit et Justice ne soit plus au pouvoir, son remaniement judiciaire a créé d’immenses défis pour le rétablissement de l’État de droit.
La justice joue un rôle fondamental dans la protection de la démocratie. Elle agit comme un important contre-pouvoir face à l’Exécutif, en assurant la légalité de l’action politique. Comme exprimé par le professeur Sébastien Touzé, « dans une démocratie, c’est précisément parce que le suffrage est puissant qu’il doit être encadré par le droit ». La démocratie repose certes sur le suffrage, mais il ne suffit pas. Si ce dernier reflète l’expression populaire à un moment précis, la démocratie se compose aussi d’un ensemble de valeurs et de principes dont le pouvoir judiciaire doit rester le garant.
C’est pourquoi le mode de gouvernance démocratique nécessite l’existence de freins et contrepoids qui préserve les relations entre gouvernants et gouvernés. Dépositaire de cette règle commune, la Justice incarne la démocratie. Elle permet notamment la tenue d’élections libres et régulières, la transmission pacifique du pouvoir, le respect des droits civils et politiques, et l’application égale de la loi, y compris aux agents publics.
Si la France veut continuer à être gouvernée par l’État de droit et ne pas suivre les traces régressives d’autres démocraties en déclin, elle doit respecter l’indépendance de la justice et rejeter les revendications de Mme Le Pen et de ses alliés.
A la paraphrase de Louis XIV, nous opposons dignement la pensée de Montesquieu : « Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir ».
Amrit Singh est professeure de droit et directrice exécutive du Rule of Law Impact Lab de l’école de droit de Stanford ; Henri Thulliez est avocat au Barreau de Paris et expert juridique du Lab.