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Billet de blog 5 mars 2020

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Politique de la peur (suite)

"Le coeur conscient"

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Dans Le Coeur conscient, Bruno Bettelheim a su analyser avec pertinence tous les mécanismes du totalitarisme allemand et pressentir les dangers qui menacent nos sociétés modernes de masse. Il a su observer le comportement des êtres humains dans des conditions extrêmes comme celles de la coercition.
« Le S.S. savait probablement qu'il était moins intelligent que certains des prisonniers. L'ingéniosité de leurs histoires l'indignait d'autant plus. Leur intelligence menaçait son amour propre et il lui fallait démontrer qu'elle n'était pas efficace. Pour se conformer à l'idéal des S.S., il lui fallait réprimer tout sentiment humanitaire. » « L'Etat nazi imposa sa domination à des millions d'Allemands dont la personnalité avait été formée dans une société différente. Aux yeux de la hiérarchie, c'était le principal obstacle au succès, mais, en réalité, c'est ce qui permit à l'Etat de subsister. Les « petits » Allemands exigeaient une marge de compromis contraire à la logique du système. On avait besoin d'eux jusqu'à l'avènement d'une nouvelle génération éduquée dans l'esprit du régime. On pensait qu'à ce moment là, le véritable Etat totalitaire pourrait prendre son essor sans plus avoir besoin de faire des concessions à ses loyaux sujets. Je crois, au contraire, que seul le grand nombre des individus avec lesquels le système dut transiger lui permit de survivre jusqu'à son effondrement. Un Etat totalitaire dont tous les sujets seraient totalement soumis au principe du chef aboutirait à une société de cadavres, bien nourris, bien vêtus, fonctionnellement efficaces, mais ne sachant plus que mourir. C'est le point où l'Etat et ses sujets ne tardent pas à se décomposer. Le but du système était la dépersonnalisation; la politique d'extermination n'était qu'une de ses conséquences logiques. »
Quelle était donc l'efficacité de ce système politique basé sur la peur et la menace ? En jouant sur la peur l'Etat nazi obtenait la paralysie de ses
citoyens devenus sujets. Les biologistes l'ont bien montré : dans une situation de danger et donc de peur, notre organisme réagit de plusieurs manières : ou il fait face au danger ( le combat ), ou il s'enfuit, ou il reste immobile comme paralysé. Et c'est cette dernière attitude que souhaitait le régime nazi, comme les régimes autoritaires en général.
« C'est là le principe fondamental des stratégies de la peur que l'on retrouve jusqu'à nos jours. Elles peuvent différer dans leurs méthodes, leur technicité, leur brutalité, mais elles ont toutes ce fond commun : entretenir artificiellement un sentiment de peur collective, plus ou moins manifeste, par une menace imprécise, créant chez le plus grand nombre une angoisse paralysante; les objectifs étant, entre autres, de neutraliser et de dissuader toute contestation, d'étendre le contrôle social, de renforcer chez chaque individu l'identification à l'Etat. Sans atteindre le degré coercitif de l'Etat nazi, l'Etat moderne procède de la même manière. »
Qu'est-ce-qui peut motiver une telle politique ? Assurément il y a le goût du pouvoir, la volonté de dominer, de tout contrôler, d'éviter la contestation, de restreindre les forces de l'opposition, de défendre des intérêts individuels avant ceux de la communauté, de la nation, du pays, et peut-être y-a-t-il des projets inavouables de conquêtes, de destructions, … ?
«Il existe dans la destruction et la décadence une attraction peut-être maladive, mais que nous ne pouvons nier : elle fait partie de la complexité de la situation et de l'homme. »
Dans les Etats autoritaires, il n'y a qu'une seule vérité, celle qui est proclamée d'en haut. L'Etat a le droit de fausser la vérité, de réécrire l'histoire rétrospectivement ( le négationnisme ), de déformer les nouvelles, d'en supprimer de vraies, d'en ajouter de fausses, de propager des rumeurs, de remplacer l'information par la propagande. Dans ces Etats il n'y a plus de citoyens de droit mais des sujets qui se doivent de témoigner à l'Etat une loyauté fanatique et une obéissance passive. Ces Etats (du type nazi, communiste, hutu, etc.) savent manipuler les émotions, les entretenir et les développer à l'aide de la propagande. Et celle-ci, qui sert d'abord à diaboliser l'adversaire, vise avant tout à créer un nouveau monde avec un
homme nouveau. Elle est là pour dessiner de nouvelles perspectives et donner un autre sens à la vie. C'est le désir messianique des nouveaux prophètes en action. Le principe de base est de susciter de la peur, de la méfiance, du ressentiment. La propagande attaque la pensée critique, elle aspire à l'abolition de la pensée, elle simplifie les raisonnements, les réflexions, elle transforme tout en slogans ( en cris de guerre ), elle fait brûler les livres. La propagande nazie se référait sans cesse au passé malheureux, celui de la défaite, celui de la perte d'une grandeur passée, celui de la perte de la pureté raciale. Le peuple ne pourrait plus endurer de nouvelles humiliations. Les coupables, les boucs émissaires furent donc désignés, diabolisés. Le pouvoir fit alors courir des rumeurs. Les médias, contrôlés par lui-même s'en emparèrent très rapidement et les firent gonfler. Ces rumeurs touchaient à l'intime, au sacré, au familial, à la petite enfance. Ceux que l'on accusait étaient des « monstres », des « inhumains » et n'étaient plus très loin d'être considérés comme des « animaux ». L'Etat alors autorisa la libération de la violence à l'égard de ceux qu'il avait désigné comme coupables. Il en fut même l'initiateur à travers ses forces de police et les milices armées parallèles qu'il entretenait. Il devint un Etat oppressif. Or « L'oppression procède exclusivement de conditions objectives. La première est l'existence de privilèges; et ce ne sont pas les lois ou les décrets des hommes qui déterminent les privilèges, ni les titres de propriété; c'est la nature même des
choses. Certaines circonstances, qui correspondent à des étapes sans doute inévitables du développement humain, font surgir des forces qui s'interposent entre l'homme du commun et ses propres conditions d'existence, entre l'effort et le fruit de l'effort, et qui sont, par leur essence même, le monopole de quelques-uns, du fait qu'elles ne peuvent être réparties entre tous; dès lors ces privilégiés, bien qu'ils dépendent, pour vivre, du travail d'autrui, disposent du sort de ceux mêmes dont ils dépendent, et l'égalité périt. (...) Les armes, elles aussi, donnent naissance à un privilège... (...) Les travailleurs sont impuissants à se défendre, au lieu que les guerriers, tout en se trouvant dans l'impossibilité de produire, peuvent toujours s'emparer par les armes des fruits du travail d'autrui. » Ce privilège des armes fut vraiment la caractéristique du régime nazi et son principal outil. Le passage de l'endoctrinement théorique à la réalisation pratique d'un Etat guerrier fut rapide et brutal. En 1933, deux mois seulement après la montée au pouvoir de Hitler, le premier camp de concentration était déjà installé à Dachau. Au mois de mai de la même année eut lieu le premier autodafé de livres d'auteurs juifs ou ennemis du nazisme. Cent ans auparavent, Heine, poète juif allemand, disait déjà : « Ceux qui brûlent des livres finissent tôt ou tard par brûler des hommes. » L'acte de massacrer devint un pouvoir dont disposait l'Etat pour
affirmer sa transcendance, sa supériorité, en martyrisant et en détruisant les corps de ceux qu'il désignait comme ses ennemis. Ce faisant il opprimait très violemment les Juifs, bien sûr, mais aussi l'ensemble de tous ses citoyens qui n'avaient plus le droit de penser et encore moins de s'exprimer. Tout le monde devenait suspect, et chacun était invité à dénoncer son voisin, son ami, son frère ou sa mère.
« L'oppression étatique repose sur l'existence d'appareils de gouvernements permanents et distincts de la population à savoir les appareils bureaucratique, militaire et policier ; mais ces appareils permanents sont l'effet inévitable de la distinction radicale qui existe en fait entre les fonctions de direction et les fonctions d'exécution. Sur ce point encore, le mouvement ouvrier reproduit intégralement les vices de la société
bourgeoise. Sur tous les plans, on se heurte au même obstacle. Toute notre civilisation est fondée sur la spécialisation, laquelle implique l'asservissement de ceux qui exécutent à ceux qui coordonnent; et sur une telle base, on ne peut qu'organiser et perfectionner l'oppression, mais non pas l'alléger. »
Nous parlons ici de l'Etat nazi, mais hélas, les Etats démocratiques ne sont pas à l'abri de telles dérives, de telles pratiques, encore aujourd'hui. Il n'est qu'à regarder les interventions militaires récentes de la France, ou le meurtre d'un participant ( par les forces de l'ordre ) au cours d'une
manifestation pacifique contre un projet de barrage, sans parler des centaines de blessés au cours des manifestations des gilets jaunes. Nous citons tous ces exemples et ces analyses pour bien expliquer et illustrer à quel point la compréhension du mal, à travers le meurtre et la torture sont inhérents à la nature humaine, à l'organisation interne des sociétés humaines et aux relations que les humains établissent entre eux.

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