Cette tendance à asservir, à dominer, se retrouve dès notre enfance dans la cour de l'école, dans le rapport maître-élève, dans les compétitions, dans le bizutage, à l'intérieur des familles, des couples, dans l'entreprise, le commerce, dans la politique, dans les histoires que nous racontent la littérature ou le cinéma, etc, etc.
« L'homme seul peut asservir l'homme. (...) Dans la mesure où le sort d'un homme dépend d'autres hommes, sa propre vie échappe non seulement à ses mains, mais aussi à son intelligence; (…) car il n'y a pas de limites aux satisfactions et aux souffrances qu'un homme peut recevoir des autres
hommes. »
La volonté de dominer, de faire le mal semble, en effet, sans fin. Et le non-retour des fascismes et des totalitarismes n'est jamais sûr.
« Il est bien injuste de dire par exemple que le fascisme anéantit la pensée libre; en réalité c'est l'absence de pensée libre qui rend possible d'imposer par la force des doctrines officielles entièrement dépourvues de signification. De nos jours (1934) toute tentative pour abrutir les êtres humains trouve à sa disposition des moyens puissants. La société actuelle ne fournit pas d'autres moyens d'action que des machines à écraser l'humanité; quelles que puissent être les intentions de ceux qui les prennent en main, ces machines écrasent et écraseront aussi longtemps qu'elles existeront. Avec les bagnes industriels que constituent les grandes usines, on ne peut fabriquer que des esclaves, et non pas des travailleurs libres, encore moins des travailleurs qui constitueraient une classe dominante. Avec des canons, des avions, des bombes, on peut répandre la mort, la terreur, l'oppression, mais non pas la vie et la liberté. Avec les masques à gaz, les abris, les alertes, on peut forger de misérables troupeaux d'êtres affolés, prêts à céder aux terreurs les plus insensées et à accueillir avec reconnaissance les plus humiliantes tyrannies, mais non pas des citoyens. Avec la grande presse et la TSF, on peut faire avaler par tout un peuple, en même temps que le petit déjeuner ou le repas du soir, des opinions toutes faites et par là même absurdes, car mêmes des vues raisonnables se déforment et deviennent fausses dans l'esprit qui les reçoit sans réflexion; mais on ne peut avec ces choses susciter même un éclair de pensée. Et sans usines, sans armes, sans grande presse on ne peut rien contre ceux qui possèdent tout cela. Il en est ainsi pour tout. Les moyens puissants sont oppressifs, les moyens faibles sont inopérants. Toutes les fois que les opprimés ont voulu constituer des groupements capables d'exercer une influence réelle, ces groupements, qu'ils aient eu nom partis ou syndicats, ont intégralement reproduit dans leur sein toutes les tares du régime qu'ils prétendaient réformer ou abattre, à savoir l'organisation bureaucratique, le renversement du rapport entre les moyens et les fins, le mépris de l'individu, la séparation entre la pensée et l'action, le caractère machinal de la pensée elle-même, l'utilisation de l'abêtissement et du mensonge comme moyens de propagande, et ainsi de suite. » En principe, le rôle de l'Etat est de protéger les citoyens. Moyennant la soumission des individus, qui acceptent de lui obéir, l'Etat leur prodigue la sécurité. Mais ici il n'est plus le garant de tous les citoyens. C'est lui qui est en train de devenir le meurtrier et le protecteur des meurtriers.
« Si l'Etat est oppressif, si la démocratie est un leurre, c'est parce que l'état est composé de trois corps permanents, se recrutant par cooptation, distincts du peuple, à savoir l'armée, la police et la bureaucratie. Les intérêts de ces trois corps sont distincts des intérêts de la population, et par suite leur sont opposées. Ainsi la « machine de l'Etat » est oppressive par sa nature même, ses rouages ne peuvent fonctionner sans broyer les citoyens; aucune bonne volonté ne peut en faire un instrument du bien public; on ne peut l'empêcher d'opprimer qu'en la brisant. »
La collusion entre l'Eglise et l'Etat, entre le Saint- Siège et Berlin, a renforcé le fossé entre la base et la hiérarchie, et ajouté de la confusion dans les esprits. On retrouve ce rapprochement d'églises chrétiennes avec des pouvoirs qui ont commis des génocides, comme dans l'Allemagne nazie, le Rwanda, ou la Serbie. Ce manque de clarté entre l'idéologie d'un pouvoir totalitaire et la morale chrétienne, qui enseigne l'amour du prochain, contribuèrent donc à lever l'interdit du meurtre. Le citoyen va alors devenir un guerrier, un prêtre qui va accomplir un « sacrifice » humain. « Tuer l'ennemi, c'est « chasser le diable », c'est « terrasser le mal ». Et c'est par là que le groupe croit tout à la fois se purifieret se sauver. »
Comment ces sociétés, ces pouvoirs ont-ils pu devenir meurtriers ? Serait-ce dans leur essence ? Est-ce le hasard de l'histoire ?
« Ces pouvoirs despotiques ont une histoire : ils proviennent bien de leurs propres sociétés et ils en sont le produit. Si des leaders politiques comme Hitler ou Milosevic parviennent au sommet de l'Etat, c'est bien parce qu'ils sont perçus comme légitimes par une large partie de la population. Ils répondent à une attente populaire dans un moment particulier de l'histoire de leur pays. Nombre d'analystes ont décrit ainsi le Führer comme ce « sauveur » que les Allemands attendaient pour redresser leur pays à la dérive et lui redonner sa grandeur. Dans un autre contexte, on en a dit autant de Milosevic, en qui beaucoup de Serbes se sont reconnus à la fin des années 1980, car il suscitait l'espoir d'une « Serbie nouvelle » qui, libérée des tutelles de la bureaucratie, allait retrouver dans l'Histoire la place qu'elle méritait. (…) Si des intellectuels extrémistes sont parvenus à propager leurs idées, si des leaders politiques ont relayé ces idées avec succès, c'est parce qu'ils ont prospéré sur
un terreau social favorable à leurs thèses. » - « Mais attention : « terreau favorable » n'équivaut pas à « complètement acquis et soumis au pouvoir ». Les enquêtes historiques et sociologiques mettent au jour une variété de conduites sociales ou individuelles. L'éventail est large entre
une minorité adhérant franchement à l'idéologie dominante, de nombreuses conduites de consentement ou d'accommodation au système et des formes plus ou moins tangibles de dissension, voire de résistance. (...) De même l'idée que les individus sont « écrasés » par un système de propagande politique qui conditionne leurs pensées est largement exagérée. » Jacques Sémelin
Dans un système coercitif les êtres humains conservent la capacité de décrypter, de traduire les messages de la propagande et de leur donner un autre sens en fonction de leur expérience personnelle et de leur entourage. Quelle que soit l'efficacité de la propagande, elle tient avant tout à la façon dont elle est reçue par les individus, et leur façon d'y croire ou non. L'important dans la communication est de considérer au mieux le « récepteur » et « l'émetteur », et d'adapter le discours en fonction des objectifs que l'on vise.
« Les sentiments de peur, d'appréhension de l'avenir offrent de bonnes conditions de réceptivité à une propagande, même grossière. La peur d'une menace perçue comme mortelle peut rendre crédible l'irrationalité d'un discours qui entend la conjurer. Inversement, la propagande elle-même, par la diffusion répétée de messages anxiogènes, contribue à accroître la peur au sein d'une population déjà inquiète. La propagande a
alors pour effet de mobiliser le groupe qui se sent menacé et d'y développer la haine contre ce que ce groupe perçoit comme un danger mortel. »
Selon le chercheur Rudolph Rummel, 164 millions de personnes ont été tuées par leur propres gouvernements au cours du XXème siècle. Ce chiffre est bien supérieur à celui des 35 millions de morts causés par les guerres au cours de la même période. Rummel dénonce donc la capacité des Etats à mettre en oeuvre le meurtre de masse. Nous pouvons dire aujourd'hui que parmi les plus grands chefs d'Etat « meurtriers » nous trouvons Mao, Staline, Hitler et Pol Pot. Ces Etats autoritaires, voire démocratiques, voire se réclamant des droits de l'homme, autorisèrent la pratique de la torture, en temps de guerre, et même en temps de paix. Le 22 mars 1962 le gouvernement français déclarait l'amnistie pour tous les faits commis dans le cadre des opérations de maintien de l'ordre dirigées contre l'insurrection algérienne. Or parmi ces faits il y avait des crimes comme la torture. Celle-ci devint donc, par la grâce de l'amnistie, l'égale d'un vol ou d'une quelconque infraction. Avec ce décret la torture devint légitime, voire banale.
« Ordonnant de ne pas se souvenir du mal commis, de ne pas nourrir de mauvais souvenirs, le gouvernement français ne met fin qu'à une guerre entre militaires français et nationalistes algériens. En Algérie, les divisions des habitants pendant la guerre ne sont pas apaisées. En France, ceux qui ont refusé de prendre les armes contre les Algériens, ceux qui ont déserté ou ceux qui ont tenté d'imposer dans le sang une autre issue à la
guerre, demeurent sous le coup de condamnations pénales. L'amnistie ne les concerne pas : ce n'est pas avec eux que le pouvoir veut faire la paix. Son souci n'est pas d'apaiser les affrontements entre Français, que la guerre a exacerbés. Il s'attache à protéger ses intérêts internationaux et, dans un avenir plus rapproché, ses ressortissants encore présents sur le sol algérien. Mais par cette amnistie, l'Etat fait bien plus : il se protège lui-même. L'amnistie semble dire qu'il n'y a pas de rupture, pas de changement, mais une continuité. Elle dit en même temps, qu'il s'est passé quelque chose et que cela doit être oublié. Au fond, elle désigne enfin la guerre par son nom, en proposant la paix. Surtout, en amalgamant les actes illégaux au reste des opérations, elle reconnaît enfin, en les effaçant, que l'Etat a ordonné ces violences. Tout se passe comme si, en un décret, l'Etat assumait et se lavait de toute faute. L'amnistie fonctionne comme une loi de l'obéissance due qui serait en même temps loi du point final. »
La torture exercée par obéissance par des soldats français fut effacée par cette amnistie. Grâce à elle l'Etat s'est blanchi juridiquement. Il s'est déclaré « non coupable », au détriment des victimes et des citoyens. Aucune action de réparation n'a été entreprise.
« Elle laisse les familles des soldats hantés par des fantômes, nés du silence des uns et des questions non posées des autres. »
La tendance actuelle à l'oubli, le zapping des nouvelles, le trop plein d'informations : une information chasse l'autre ( à la fin nous ne savons plus ce qui est important et essentiel dans notre vie ), est une aubaine pour les gouvernements. Avec l'aide des médias ils conditionnent l'opinion publique pour accepter l'état de guerre et la haine de l'ennemi désigné, la haine de l'autre qui hier était peut-être un ami ?
« Nous luttons pour préserver un équilibre entre mille impressions qui nous assaillent et pour donner un sens à notre monde, ne serait-ce que par élimination quand il n'est plus possible d'y parvenir par synthèse. Ainsi, les médias de masse parviennent souvent à nous persuader d'adopter une opinion contraire à celle qui était la nôtre quelques années auparavant, sans même que cette contradiction nous vienne à l'esprit. »
L'histoire nous montre qu'hier comme aujourd'hui l'utilisation de la violence et de la cruauté par les pouvoirs politiques ont toujours existé. L'arsenal de la souffrance sert toute politique de la peur et réaffirme ainsi la toute-puissance du pouvoir de l'Etat.
Le déni de la violence d'Etat laisse la porte ouverte à la répétition de ces violences et encourage l'expression des extrêmes et des négationnismes.
Billet de blog 6 mars 2020
Politique de la peur (suite)
"L'histoire humaine n'est que l'histoire de l'asservissement qui fait des hommes, aussi bien oppresseurs qu'opprimés, le simple jouet des instruments de domination qu'ils ont fabriqués eux-mêmes, et ravale ainsi l'humanité vivante à être la chose de choses inertes." Simone Weil
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