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Billet de blog 16 mars 2020

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Essai sur le mal (suite)

C'est dans la société européenne la plus civilisée, dans laquelle la culture et l'art avaient atteint des sommets de raffinement et d'intelligence, qu'allait s'élaborer et se réaliser le plus grand génocide de l'histoire humaine, le meurtre de masse planifié et industrialisé.

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La civilisation moderne n'a certes pas été la condition suffisante de la destruction des Juifs, mais elle en a été la condition nécessaire. Sans cette modernité qui laissait apparaître l'homme comme dépassé par ses propres machines, le massacre de masse aurait été inimaginable.
Cet événement monstrueux n'est pas un accident de l'Histoire, mais un produit de la rationalité moderne de la bureaucratie et de la technologie. Il faut donc être très prudent sur la fonction émancipatrice de la culture comme école d'humanisme, où l'être humain apprendrait à se libérer de la violence. Au contraire elle peut lui donner des outils, des connaissances qui lui permettront d'être plus efficace dans l'exercice de la violence et de la cruauté.
« L'instruction ne rend pas l'homme meilleur, elle le rend plus efficace. Celui qui veut insuffler le mal, il sera avantagé s'il connaît les manies de l'homme, s'il apprend sa morale, s'il étudie la sociologie. L'homme instruit, si son coeur est mal conçu, s'il déborde de haine, il sera plus malfaisant. » La culture n'est pas en soi un rempart contre la barbarie. La mémoire des massacres, liée à la montée de la peur ont véritablement créé ce climat de violence qui allait favoriser, réunir les conditions nécessaires à la mise en place d'un nouveau massacre.
« Le massacre procède avant tout d'une opération de l'esprit : une manière de voir un « Autre », de le stigmatiser, de le rabaisser, de l'anéantir avant que de le tuer vraiment. La maturation de ce processus mental toujours complexe prend généralement du temps. Mais il peut aussi connaître des accélérations stupéfiantes, notamment quand la guerre est là. » Aucune société n'est à l'abri du massacre de masse dès lors qu'elle commence à se diviser, que le lien social se détériore, que l'intolérance monte et que le besoin de désigner des boucs émissaires s'étend.
« Les dynamiques sociales qui peuvent conduire au « nettoyage ethnique » et au génocide sont d'ailleurs à l'état latent dans les cours de récréation de nos écoles ou les quartiers de nos cités. Je ne parle même pas de ces sinistres graffitis - « Sales Juifs » ou « Sales Arabes » (...) que des mains hostiles inscrivent anonymement ici sur une boîte aux lettres, là sur un panneau publicitaire ou dans une cage d'escalier. Ils sont déjà l'expression haineuse du rejet d'un « Autre » par des individus ou groupes racistes, au sein même de nos démocraties supposées tolérantes. Mais déjà, les enfants ne prennent-ils pas plaisir à prendre de temps en temps une « tête de Turc » comme souffre-douleur ? Un peu plus tard, les jeunes n'ont-ils pas tendance à se constituer en « clans », en bandes, avec ce fort sentiment d'appartenance : « nous » contre « eux » ? Et nos
aspirations religieuses ne se fondent-elles pas sur une recherche fondamentale de pureté contre un monde perçu comme impur ?
Les logiques de violence qui aboutissent au massacre s'appuient sur tout cela : la désignation de boucs émissaires, la radicalité de l'antagonisme amis/ennemis et, plus encore, la tuerie comme acte purificateur (…) Le massacre possède un fond d'universalité qui est propre à notre commune
humanité. » « Le passage à l'acte se produit en général dans une situation d'effervescence sociale, du fait d'une dynamique collective qui emporte les individus. Avant le tremblement de terre, l'écorce terrestre n'entre-t-elle pas en fusion ? J'en dirais autant de la société qui précède le meurtre de masse : un état de « fusion sociale » se développe, qui tend à entraîner les individus à cautionner le massacre, voire à y participer.
Partant de cet état de « fusion sociale », ce passage voudrait explorer le « noyau dur » du passage à l'acte – à tout le moins, s'en rapprocher le plus possible. Rejetons en ce sens tout modèle psychiatrique qui voudrait expliquer celui-ci par une quelconque folie individuelle. Tous les individus qui participent à la violence du massacre ne sont certainement pas des monstres psychopathes. Sans doute le contexte d'impunité
permet-il de révéler chez quelques-uns des traits sadiques ou pervers. Mais on ne peut supposer que cela soit le cas du plus grand nombre. Les individus ne sont pas monstrueux en tant que tels, mais en tant qu'ils sont engagés dans la dynamique monstrueuse du meurtre de masse. C'est la puissance du social qui les emporte, la cruauté est donc d'origine sociale. Mais est-ce à dire que les individus sont plus « agis » qu'ils n'agissent
par eux-mêmes, que leur passage à l'acte est paradoxalement subi et que, par conséquent, ils ne peuvent être tenus pour responsables de leurs actes ? A analyser les faits, on ne peut pas davantage soutenir cette position dans la mesure où les individus adhèrent effectivement à ce qui est en train de se passer. Si leur degré de liberté est parfois très réduit, il n'est pas nul pour autant : ils ont la possibilité de dire non, du moins de se mettre à l'écart du chemin qui les conduit à devenir des bourreaux. Pour comprendre ce processus de bascule, j'avancerai ici deux types d'interprétation. Le premier : le massacre procède toujours d'un ou de plusieurs cadres de sens qui le préforment. Pour vivre, les hommes ont besoin de donner du sens à leur existence. Pour tuer, il en est de même. Ce tremplin mental vers le meurtre de masse repose sur les interactions constantes entre imaginaire et réel, à travers lesquelles toute limite est abolie. Selon les situations historiques et les acteurs en présence, ces
cadres de sens sont des plus diversifiés : soit les individus adhèrent effectivement aux raisons de tuer formulées par le pouvoir, soit ils voient leurs propres intérêts à tuer, ces deux types de mobiles étant d'ailleurs compatibles. Le passage à l'acte procède d'une pluralité de sens où se mêlent tout autant la pulsion que le calcul. (...) Quoi qu'on en dise, il n'est pas si facile pour l'homme de se résoudre à tuer son semblable. Même
s'il se donne de bonnes raisons de le faire, l'individu peut éprouver, la première fois, ce moment d'hésitation qui précède l'acte fatal, comme s'il s'agissait de se jeter dans le vide. »
« Mais le passage à l'acte, ne l'oublions pas, c'est aussi l'engouffrement dans l'horreur. C'est le choc brutal, atroce, de la violence contre les corps. (…) Un deuxième modèle d'explication du passage à l'acte greffe le facteur idéologique à un processus de socialisation et de formation des individus à la violence. Ainsi, certains auteurs insistent-ils sur l'importance d'un entraînement préalable qui prépare militaires, policiers et
autres commandos spéciaux au meurtre de leurs semblables. Tous les pouvoirs ont en effet besoin de former des exécutants disposés à servir leurs intérêts et à tuer en leur nom. Cette formation doit-être nécessairement très dure physiquement et moralement – quasi traumatisante – pour que ces hommes deviennent ensuite des agents d'exécution, complètement insensibles à la violence qu'ils vont infliger à autrui. (…) La troisième grille de lecture du passage à l'acte c'est : l'expérience acquise sur le terrain serait en fin de compte le facteur le plus important de basculement dans le meurtre de masse. (...) C'est dans la guerre que se forgent les guerriers. »

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