Herbert Geschwind

Apprentissage tout au long de la vie, historien des conflits, de la déportation et de la Shoah

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Billet de blog 17 février 2016

Herbert Geschwind

Apprentissage tout au long de la vie, historien des conflits, de la déportation et de la Shoah

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Suicide d’un cuisinier

Le quotidien Le Monde vient de rapporter les détails du suicide d’un des plus grands chefs internationaux. Il s’agit d’un chef étoilé qui oeuvrait depuis de longues années à Lausanne. Il s’est donné la mort dans des conditions qui n’avaient rien à voir avec un échec, un chagrin d’amour ou toute autre cause qui aurait pu justifier rationnellement de mettre un terme à la vie.

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Gloire

Au contraire, il était au faîte de la gloire, de la réussite professionnelle.  Pour tous les connaisseurs, Benoît Violier est une sorte de génie culinaire et d'enfant prodige. " Un cuisinier exceptionnel, capable de mesurer d'un regard la cuisson d'un poisson et de faire d'un plat un chef-d'œuvre ". Dans ces milieux exigeants, où les réputations peuvent se faire et se défaire sur un classement, personne n'a oublié le suicide de Bernard Loiseau, après la rétrogradation de la note de son restaurant de Saulieu, en Côte-d'Or, de 19/20 à 17/20 dans le guideGault &  Millau, suivie de la publication d'une critique lui annonçant la perte prochaine de sa troisième étoile au Michelin. Comme Violier, Loiseau s'était suicidé chez lui, avec son fusil de chasse, sans laisser de lettre. Le chef de Crissier, comme les amateurs appellent l'Hôtel de Ville, n'avait pas à craindre la moindre sanction. Ses trois étoiles n'ont jamais été contestées. En  2015, les membres de sa brigade ont gagné douze concours de cuisine en Europe et, dès le lendemain de l'annonce de son titre de Meilleur Restaurant du monde, l'établissement, qui sert déjà cent couverts par jour, a noté un afflux de réservations supplémentaires.

Mystère

Devant cette mort inexpliquée, incompréhensible, chacun restait interdit. Inexpliquée ? Et si on tentait d’établir un lien entre la passion de la chasse de ce grand cuisinier et le fusil qui a servi à tuer le gibier servi à la table du restaurateur de génie à ses clients privilégiés ? Dans la chasse d’approche qu’il pratiquait de façon presque religieuse, sacralisée, il tenait à ce qu’une balle propre pour tuer net, ne pas stresser la bête et pouvoir ensuite servir une selle de qualité soit placée dans le fusil. C’est ce qu’il enseignait à ses jeunes disciples « impressionnés de voir ce chasseur sortir de son sac une petite branche d'épicéa pour la glisser dans la gueule de son gibier, en guise d'hommage, selon une tradition ancestrale ». Une autre de ses réflexions apporte un élément de compréhension à cet acte étrange, qui ne l’est pas autant qu’on le voudrait. Qu’il suffise de supposer que, parvenu au sommet de sa gloire et de son art, il ne lui restait plus rien à prouver. De là à imaginer que sa vie devenait dénuée de sens et de but, il n’y a qu’un pas.

Missionnaire

On peut le franchir en considérant qu’il avait accompli sa mission ce qui en même temps justifiait l’autorisation de mettre un terme à l’aventure de sa vie si riche ou trop prolifique. Dès lors, si on accepte cette hypothèse, il est plus facile d’ouvrir les portes restées béantes depuis les travaux de René Girard sur le sacrifice, les récits des vies des martyrs, sinon les rachats des culpabilités et péchés des hommes. Ici, il n’est pas laborieux ni absurde de rattacher l’acte du suicide aux sacrifices aux dieux avec l’intention de leur prouver le respect qu’on leur doit ou leur exprimer la reconnaissance sinon d'obtenir d'eux les biens dont on a besoin. La substitution d'un bélier à Isaac, lors du « sacrifice » d'Abraham, marque l'abandon des sacrifices humains par la civilisation naissante. Les sacrifices rituels d'animaux prescrits au peuple d'Israël font l'objet de nombreux versets du Lévitique. Jésus-Christ s'est sacrifié lui-même pour sauver le genre humain, tel que cela est relaté dans plusieurs versets du Nouveau Testament.

Mimésis

La théorie mimétique de René Girard, dans son développement, en vient à distinguer le sacrifice primaire (une collectivité met à mort une victimaire émissaire) d'un sacrifice secondaire (inauguré par les prophètes, achevé par Jésus dans une version considérée comme parfaite et imité par les martyrs), avec ceci d'intéressant que le secondaire révèle l'existence du primaire. En prédisant son propre lynchage émissaire et en acceptant d'être la victime des peuples de son temps (et d'un point de vue anthropologique de toute l'humanité), Jésus révèle le mécanisme émissaire en place depuis l'apparition d'homo sapiens voire des espèces humaines précédentes. Le Dieu des chrétiens refuse les sacrifices alors que les dieux païens multiplient les meurtres eux-mêmes et en réclament dès qu'ils se sentent offensés, ou plus exactement quand des membres de la communauté ont transgressé des interdits.

Boucs émissaires

A l’époque contemporaine, nous savons que les boucs émissaires sont innocents. Pour ceux de l’époque de Jésus, cette notion était encore inconnue. Les « Grecs », les polythéistes ne savaient pas qu'ils produisaient des sacrifices pour réguler la violence profane et pacifier les relations. Pour eux, celui que nous appelons "bouc émissaire" est coupable. Jésus renverse la façon de voir la scène du sacrifice. Il fait passer d'une victime active avec une foule passive à une victime passive avec une foule active. Le sacrifice est un don fait au dieu ou aux esprits, une offrande. L'expulsion du bouc ou son sacrifice produisent une élimination de la tension auto-stressante endogène pendant la période précédant le sacrifice. Un verset biblique décrit ce phénomène : « Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants ». Si, dans le contexte de la pensée de l'Ancien testament, le sang appartient à Dieu comme siège du principe de vie, dans ce type de sacrifice, le point d'application devient immanent.

Meurtre rituel

Il purifie les instigateurs du meurtre rituel. Il constate la permanence de ce phénomène dans des sociétés supposées modernes où le meurtre, à défaut l'expulsion, ressoude une société quand elle ne parvient pas à résoudre ses propres contradictions et se croit alors menacée par un ennemi de l'intérieur. Rien n’est plus démonstratif à cet égard que les débats violents actuels sur l'immigration clandestine, stigmatisée comme une invasion, mais qui, parce que clandestine, ne peut être réellement dénombrée ; faute de recensement exact d'un point de vue scientifique, son importance est mesurée à l'aide d'un instrument de mesure non fiable, le fantasme de la perte d'identité. Jésus de Nazareth s'est sacrifié sur la Croix pour sauver le genre humain. Ce sacrifice est célébré par l’Eucharistie catholique et la Sainte-Cène protestante même si la théologie chrétienne réprouve le suicide et tout acte de provocation conduisant autrui à nous tuer.  Si le martyre est saint, le rechercher est au contraire un péché, voire une tentation démoniaque. Dans la Bible, en Grèce, à Rome, tuer un animal pour la boucherie ou le sacrifier se fait de même manière ; l'acte de mise à mort est toujours sacrificiel. Après que la part des Dieux a été prélevée et leur a été offerte, les hommes prennent leur part, soit pour la consommer sur place dans un grand banquet commun soit pour l'amener chez eux. Dans ces temps anciens, on mangeait rarement de la viande : on le faisait lors de fêtes qui étaient toujours « religieuses » et donc accompagnées de « sacrifices ».

Meurtre fondateur

Toute culture locale est une clique issue du meurtre fondateur dans un système d'envie et de jalousie. Le jeu de langage central d'une telle société est caractérisé par l'accusation collective et univoque et la condamnation d'une victime sacrificielle qui doit assumer tout le mal et la négation de sa responsabilité à l'égard des évolutions qui ont motivé l'éclosion de la violence. N'appartient à une culture que celui qui participe réellement ou symboliquement au sacrifice du bouc émissaire. La victime devient alors le lien étroit de la culture qui le sacrifie. C'est en tant que communautés de narration et d'émotion, dans le culte que les cultures sont le plus elles-mêmes. C'est là où les émotions et le récit se recoupent que se constitue le sacré.

Sacrifice

L'objet sacrifié est ainsi placé au cœur de l'espace spirituel d'une société. La fusion des groupes fondée sur les émotions et les récits, les peurs et les mensonges, se trouve consolidée politiquement. Si le sacrifice fonctionne, on peut observer de sa bonne marche les règles à suivre et à ne pas suivre. Pour les sacrifices humains, le comportement de la personne sacrifiée avant sa désignation, devra, être préalablement déshumanisé pour justifier le meurtre. En raison de ses supposées vertus apaisantes et régulatrices, le sacrifice reste une pratique commune, même s'il est généralement associé au monde « primitif » encore attaché à un passé révolu ou à des peuplades « attardées ». D’où l’avantage des sociétés capables d’éviter ou de gérer les conflits sans être obligé de détruire les objets ou d'éliminer des humains et les évolutions vers des sacrifices de plus en plus doux, limitant la destruction. Ainsi la mythologie grecque garde-t-elle en mémoire le passage du sacrifice de la bête entière à seulement les parties les moins utiles comme la peau et les os.

Une bête en morceaux

Le sacrifice n'est peut-être pas aussi efficace qu'il en a l'air. Si le conflit vient d'ailleurs, de l'état d'esprit des participants, l'élimination de l'objet du conflit ou l'élimination d'un seul participant ne change rien. On peut essayer de se rabattre sur un innocent (relatif), mais ce sacrifice ne marche plus vraiment dans un monde où le Christ a posé sa marque en privilégiant le respect des victimes, ces grands perdants sur lesquels l’attention de la justice vient d’être attirée alors qu’ils avaient été totalement méconnus. Il y a toujours des empêcheurs de tourner en rond qui vont dénoncer le sacrifice comme inadapté au problème et comme fausse solution à un vrai problème. Comme l'unanimité n'est plus acquise, la règle dérivée du sacrifice est contestée et le problème reste entier. On aura beau expulser « celui par qui le scandale arrive », un autre se lèvera derrière et tout recommencera. Seule peut et doit advenir une solution juste, impliquant un renoncement au conflit par l'amour, non pas en le refusant ou le niant, mais en le résolvant réellement dès lors qu’il a été constaté.

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