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Billet de blog 8 mars 2023

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Chavela Vargas. Elle a quitté les enfers en chantant

Mais elle connut le grand amour. Un amour immense, avec la peintre mexicaine Frida Kahlo, l’épouse du peintre Diego Rivera...

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Elle était parvenue à l’âge de la jeunesse sans avoir eu de petit-ami. Les hommes ne l’intéressaient pas. Quelque chose de très grave pour l’époque dans un petit village latino-américain comme San Joaquin de Flores, au Costa Rica.

Jamais elle n’avait joué avec des poupées. Depuis qu’elle était petite, elle préférait s’échapper la nuit pour aller se baigner nue dans la rivière et partir au galop sur des chevaux qui ne lui appartenaient pas. Elle était très heureuse quand elle pouvait écouter des sérénades, ignorant les voisins qui lui reprochaient de se trouver dehors à des heures où elle aurait dû être chez elle.

Elle était née le 17 avril 1919, et fut baptisée sous le nom de Maria Isabel Anita Carmen de Jésus Vargas Lizano. Ses parents ne s’aimaient pas et ne l’aimaient pas. « Que Dieu les garde en enfer », déclara-t-elle un jour. Des oncles terminèrent de l’élever.

À 17 ans, elle partit pour le Mexique. Comme la pauvreté la suivait toujours, telle une éternelle compagne, elle dut faire n’importe quel petit boulot pour survivre. Mais elle se lassa des patrons qui essayaient toujours de la tripoter et partit chanter dans les rues. Puis dans les bars. Comme là non plus elle ne supportait pas que les hommes tentent déposer la main sur elle, elle se procura un revolver. Et, lorsque ce fut nécessaire, elle prouva qu’elle savait en faire usage.

Se faisant appeler Chavela Vargas, elle chantait des rancheras, un genre musical mexicain dramatique, plein de passion, dans lesquelles les femmes sont les seules coupables des cœurs brisés et de la trahison. Elle accompagnait d’une guitare sa voix rauque et séductrice. Elle
portait des pantalons quand les femmes n’osaient pas en porter. Elle fumait et commença à boire la tequila par litres entiers. Elle portait toujours un poncho, de préférence rouge.

Illustration 1

Au cours d’une de ces nuits de bringue et de travail, José Alfredo Jimenez, le plus grand chanteur de ranchera, fit sa connaissance. Elle avait dans les 30 ans. Ils devinrent grands amis et il l’aida à quitter les bars du peuple. Elle fut engagée pour se produire dans l’hôtel le plus luxueux d’Acapulco, et devant ses yeux commencèrent à défiler les principales figures d’Hollywood qui passaient là leurs vacances. En février 1957, elle dut chanter au mariage de l’actrice Elisabeth Taylor avec Mike Todd. On l’appela pour jouer dans des séries télévisées et dans des films. Picasso, Pablo Neruda, Federico Garcia Lorca, Gabriel Garcia Marquez se rapprochèrent d’elle.

Elle commençait à boire à midi, en se réveillant, et ne s’arrêtait que lorsque le soleil était sur le point de se lever. Pendant vingt ans, elle but, fuma et chanta. L’alcool la rendit irresponsable dans le travail jusqu’à la chute vers l’abîme, sans que personne ne lui tende la main. Celle de José Alfredo n’était plus là, car il était mort en 1973. On la vit, assise sur un trottoir, buvant n’importe quel alcool et s’endormant là. Elle disparut. On la crut morte.

Et bien non. En 1991, elle réapparut, chantant dans un bar de femmes intellectuelles. Sa voix avait à peine changé. Un jour, le cinéaste espagnol Pedro Almodovar la rencontra et l’invita à chanter
« Luz de luna » dans son film Kika. Ce qu’elle fit, vêtue de son poncho rouge et noir. Chavela revint à la vie. Elle dit s’être « échappée d’une prison d’amour et d’un délire d’alcool ». Almodovar la surnomma « la voix rugueuse de la tendresse ».

Grâce à la main tendue du cinéaste, elle chanta en 1994 à l’Olympia de Paris. À 85 ans, elle se produisit au Carnegie Hall de New York. Elle monta sur les scènes les plus cotées du monde. En avril 2012, âgée de 93 ans, elle lança l’album Luna grande, faisant revivre les poèmes de l’écrivain espagnol Federico Garcia Lorca.

Le 10 juillet, elle se rendit à Madrid pour présenter ce disque. On lui avait demandé de ne pas le faire. Deux jours après, elle dut être hospitalisée pour problèmes de santé. Elle se rétablit et entreprit le voyage de retour à Mexico, alors qu’on insistait pour qu’elle ne parte pas. Elle s’éteignit le dimanche 5 août 2012.

Depuis 2009, dans diverses interviews, elle avait affirmé qu’elle souhaitait mourir un dimanche,
pour que ses funérailles aient lieu un lundi ou un mardi : « De cette manière, je ne gâcherai le week-end de personne ».

À ce moment, les déclarations qu’elle avait faites depuis sa réapparition firent la une des journaux : « J’ai bu toute la tequila que j’ai pu, j’ai été une ivrogne. J’ai beaucoup fumé. J’ai quitté les enfers,
mais je l’ai fait en chantant. J’ai la tête pleine de souvenirs qui se déroulent comme un film. J’ai ri, j’ai pleuré, et j’ai été heureuse avec mes amours et mes désamours. »

La presse, parfois friandes de discours salaces, mettait l’accent sur les propos qu’elle
avait tenus à 81 ans à la télévision colombienne : « Je suis lesbienne, je n’ai jamais couché avec un monsieur. Jamais. Vous imaginez : quelle pureté ! Je n’ai aucune raison d’avoir honte. Mes dieux m’ont faite ainsi ». Tout le monde savait qu’elle était lesbienne, car elle n’avait jamais caché sa passion pour les femmes.

Pendant ses années d’Acapulco, elle ne fut pas seulement acclamée mais également désirée. Elle donna le change et prit beaucoup de plaisir. Elle ne savait pas dans quel lit elle se réveillerait, ni aux côtés de quelle star. Ava Gardner fut l’une d’elles. Chavela raconta qu’elle avait aimé Grace Kelly d’un amour platonique, avant le mariage de celle-ci avec le Prince de Monaco. Elle déclara avoir tout de même réussi à lui « voler » un baiser. Elle reconnut aussi être tombée amoureuse de la
princesse Soraya, au cours d’un dîner au Palais du Shah d’Iran.

Elle se délecta des femmes, sans frein, et peu lui importait qu’elles soient célèbres ou non. Elle déclara ne jamais s’être sentie repoussée. Mais elle connut le grand amour. Un amour immense, avec la peintre mexicaine Frida Kahlo, l’épouse du peintre Diego Rivera.

Pendant un certain temps, ils vécurent à trois, mais seule Frida pouvait jouir de son corps. Chavela admirait Frida en tant qu’artiste, et aussi politiquement, car Frida était militante du Parti communiste. Leurs sentiments formèrent un bouclier infranchissable que les commentaires moralistes ne pouvaient traverser. Diego les défendit bec et ongles.

Dès le début, une grande attraction exista entre elles. Certaines lettres le confirment. Le poète Carlos Pellicer dit que dans une de ses lettres, Frida lui confessa : « Carlos, aujourd’hui, j’ai fait la connaissance de Chavela Vargas. Extraordinaire, lesbienne, plus que ça... je l’ai désirée érotiquement. J’ignore si elle a ressenti la même chose que moi, mais je crois que c’est une femme assez libérale. Si elle me le demandait, je n’hésiterais pas une seconde à me déshabiller devant elle. Qui n’a pas eu envie d’une partie de jambes en l’air et voilà ? Elle, je le répète, elle est érotique. Peut-être est-ce un cadeau que le ciel m’envoie ? ».

Dans une autre lettre, elle avoue à Chavela : « Je vis pour Diego et pour toi. Rien de plus ». Chavela confessa lors d’une interview : « [Frida] m’a enseigné beaucoup de choses et j’ai beaucoup appris, et sans me vanter, j’ai vécu au paradis, avec chaque parole, chaque matin ! ». Elle poursuivit en précisant : « Nous pensions les mêmes choses et nous voulions que le monde soit comme nous deux le rêvions. Elle était forte, j’étais forte. Elle semblait être une pouliche aussi, comme moi, une jument, de celles qui sont difficiles à dompter, de celles qu’on ne dompte jamais ».

Illustration 2

Chavela devait avoir cinquante ans lorsqu’elle chanta Macorina, dont les paroles étaient dédiées à une Cubaine. Chavela en fit les arrangements. Le succès fut énorme : « Pose-moi ta main ici, Macorina, pose-moi ta main ». Après l’avoir vue chanter, les commentaires étaient quasi unanimes : seule la personne qui avait connu de près Macorina pouvait interpréter la chanson avec autant de sensualité. À la limite de l’érotisme. Franco, le dictateur espagnol, la fit interdire. Chavela raconta que Macorina était la fille d’un chinois et d’une noire. « Une femme très belle, une statue, de celle que les peintres peignent et que les poètes chantent ». La nuit où on la lui présenta, elle lui dit : « Madame, un jour, je vous prendrai par la main et je vous emmènerai avec moi ». Chavela utilisait les paroles de la chanson.

« Ce qui fait mal ce n’est pas d’être homosexuelle, mais qu’on vous le jette au visage comme si vous aviez la peste », déclara-t-elle lors de l’interview en Colombie. « J’ai dû me battre pour être moi-même et pour être respectée. Pour moi, c’est un orgueil de porter le nom de lesbienne. Je ne m’en vante pas, je ne le crie pas sur tous les toits, mais je ne le nie pas. J’ai dû affronter la société, l’Église, qui dit que les homosexuels sont maudits. C’est absurde ».

Elle avoua que son dernier amour platonique fut Salma Hayek, l’actrice mexicaine. Elle la connut pendant le tournage de Frida, que Salma interprétait. Qui mieux que Chavela pouvait donner
des conseils concernant Frida ? Malgré le temps qu’elles passèrent ensemble, « j’ai toujours respecté la petite Salma », même si « je lui ai volé deux tendres baisers ». Disant, en guise d’excuse : « Le bœuf âgé apprécie l’herbe verte ». Chavela avait déjà plus de 80 ans et l’exubérante Salma seulement 35.

Illustration 3

En octobre 2010, à 91 ans, elle offrit un concert au Zocalo, à Mexico. Des dizaines de milliers de personnes se rendirent sur cette place, l’une des plus grandes du monde. « Pendant que je chantais,
j’entendais, lors les silences de la musique, les pleurs des gens, mais c’étaient des pleurs doux, des pleurs sereins ». Le public était surtout composé de jeunes. Elle s’adressa à eux pour leur dire : « Je m’en vais. Je vous laisse en héritage ma liberté, la chose la plus précieuse pour
l’être humain ».

Chavela clamait haut et fort son affection et son admiration pour les prostituées et pour ceux qui aimaient l’alcool à outrance. Les unes et les autres avaient été les seuls à l’héberger, à lui prodiguer protection et tendresse dans les années qu’elle avait passées dans les «enfers». Elle n’oublia jamais cela, même aux moments les plus glorieux de son retour sur le devant de la scène. C’est pour cette raison qu’elle avait émis un souhait pour ses funérailles:

« Je veux qu’à mon enterrement, les putains et les ivrognes viennent devant. Les autres suivront » .

* Du livre Latines belles et rebelles. Hernando Calvo Ospina. Editions Le Temps des Cerises, Paris, 2015.

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