À Quito, le 24 septembre 1985, il y a 40 ans, sous un magnifique soleil de midi, j'ai été arrêté lors d'une opération menée par des membres des services de renseignement militaires équatoriens et colombiens. Pendant douze jours, j'ai été un autre « détenu-disparu ». Ma famille et mes amis ont vécu ce que c'était que d'avoir un être cher dont on ne savait pas s'il était mort, car personne ne donnait de nouvelles de lui, mais qui existait, car il n'y avait pas de cadavre. Les services de sécurité niaient ma détention, même si tout indiquait qu'ils étaient au courant, car de nombreux témoins avaient assisté à mon arrestation. Des témoins qui, lorsqu'on les questionnait par la suite, ne savaient rien, par peur.
Ce furent douze jours de torture, où j'ai vécu dans ma propre chair ce que m'avaient déjà raconté des camarades qui étaient tombés entre les mains de ces malades et qui, comme moi, avaient eu la chance d'en sortir vivants.
Quand ils ont compris que je n'avais rien à voir avec les organisations guérilleras de Colombie ou d'Équateur, ils m'ont envoyé en prison, comme si rien ne s'était passé. Comme si mon corps et mon cerveau ne portaient pas les marques de ces jours et de ces nuits sans sommeil, des coups brutaux et des décharges électriques.
J'ai découvert la misère humaine de ces êtres qui servent et défendent cette classe sociale qui les utilise pour un salaire de misère, mais qui les méprise. Le pire, c'est qu'ils le font tous avec plaisir, parce qu'ils sont malades mentaux ou parce qu'ils croient défendre la « patrie ».
Entendre dire les tortionnaires que si je ne parlais pas, ils violeraient ma fille, qui n'avait qu'un an et demi. Entendre et voir comment ils torturaient et violaient une camarade, en groupe, tout en riant. Savoir que lorsqu'ils mettaient la radio à fond, c'était parce qu'ils torturaient quelqu'un. Ivres, ils venaient me raconter qu'ils avaient capturé untel ou untel, que je ne connaissais pas personnellement, mais dont je connaissais les noms, et qu'ils les avaient livrés à des femmes officiers pour qu'elles les violent et ainsi « en finir avec la virilité de ces guérilleros ».
Une aube glaciale, comme il en existe à Quito, ils me sortirent de la cellule de torture pour m'emmener je ne sais où, mais dans le même lieu. Ils me retirèrent la cagoule, mais me laissèrent le bandeau sur les yeux. Comme je le portais depuis plusieurs jours, il s'était un peu décollé de mon visage, et si je levais légèrement la tête, je pouvais voir ce qu’il se passait autour de moi. J'ai ainsi pu distinguer cette camarade que je connaissais bien, qui avait accouché trois jours auparavant. Ils la faisaient rester debout dans cette cour, avec son bébé dans les bras. Je crois qu'elle tremblait de froid. Elle m'a vu passer. Des années plus tard, elle m'a dit qu'elle m'avait reconnu mais qu'elle m'avait ignoré. Comme je l'avais ignorée. Près de là, ils torturaient son compagnon et elle pouvait entendre ses cris.
La torture fait mal, très mal. Elle s'accompagne en outre de l'impuissance de ne pouvoir rien faire pour se défendre. Dans ces moments-là, il ne reste que la conscience que tu es là parce que tu te bats pour un monde meilleur. Mais la torture fait très mal, car son but est de briser ton moral et ta conscience. De te faire capituler. Même s'ils savent déjà ce que tu dis, leur victoire réside dans le fait que tu as révélé des secrets, que tu as dénoncé tes camarades : ils t'ont brisé. Mais sachez-le : je ne pointerai jamais ceux qui ont parlé sous les horribles tortures. Qui durent parfois des jours, des semaines, des mois... (1)
Des années plus tard, je suis retourné en Équateur. Rafael Correa était président. L'Équateur avait changé. Le changement était gigantesque. On le sentait, on le percevait, on le vivait dans chaque recoin. Je pouvais le dire, car j'avais vécu dans ce beau pays pendant environ trois ans. Et la plus belle chose que j'ai découverte lors de mon deuxième voyage : je suis allé danser dans le quartier de l'avenue Amazonas. A l'aube, je n'ai pas trouvé, comme c'était « normal », des enfants en uniforme scolaire vendant des fleurs, dormant par terre pendant que leur mère vendait quelque chose, ou mendiant. Cela m'a convaincu qu'en Équateur, la vie s'améliorait pour la majorité. Quelle joie j'ai ressentie !
Je me suis rendu en Équateur à quatre reprises pendant le mandat de Rafael Correa, dont deux fois pour réaliser des reportages pour Le Monde diplomatique. Je peux donc dire que j'ai été témoin de ses changements.
Correa a fait de l'Équateur un pays de premier plan sur la scène internationale. Jamais un autre président n'a été autant écouté et acclamé par des milliers de personnes. Les universités du monde entier l'invitaient, comme la Sorbonne à Paris, et il fallait faire appel à la police pour contenir les centaines de personnes qui ne pouvaient entrer faute de place.
Galo Chiriboga, alors procureur général de la nation, m'avit invité à témoigner devant l'État au sujet des tortures que j'avais subies. Lorsque la justice a accepté mon témoignage comme véridique, j'ai été désigné « survivant » de cette sombre période de l'histoire équatorienne.
Pour recueillir mes premières déclarations, on m'a conduit à l'ambassade des États-Unis, récemment inoccupée, car elle avait changé de siège et le bureau du procureur s'y était installé. Le procureur lui-même m'a invité à visiter certains étages. Et il m'a dit comme si c’était presque une confession : que pour que de nombreux fonctionnaires puissent venir y travailler, il avait fallu célébrer des messes spéciales, pour chasser les « mauvais esprits » qui s'y trouvaient. Une femme de ménage m'a raconté qu'il y avait des endroits où elle n'osait pas passer parce qu'elle ressentait des « frayeurs » : « Peu importe ce qu'on me paie, je ne le ferai pas ! ».
« Combien de crimes et de maux ont été préparés dans cet endroit ? », se demandait le procureur, tandis que nous marchions dans le sinistre bâtiment.
Après le départ du président Rafael Correa, l'Équateur a entamé un déclin qui l'a conduit au gouffre dans lequel il se trouve aujourd'hui : misère de la majorité, de la violence partout et un narco-État. Tout cela avec l'accord et le soutien que la ambassade étasunienne a accordés aux dirigeants qui ont succédé à Correa.
Comme l'Équateur me fait mal !
1) Hernando Calvo Ospina. Tais-toi et respire ! Editions Bruno leprince / CLAE. Paris, 2013.