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Billet de blog 21 févr. 2020

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Anna Gréki, un rêve têtu

Les éditions Terrasses, récemment créées, inaugurent leur catalogue par une anthologie de textes (poèmes, articles politiques, articles culturels) de la poétesse algérienne d'origine européenne Anna Gréki. Elles remettent ainsi en lumière l'itinéraire et la force d'une militante, d'un engagement, mais aussi d'une écriture singulière.

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          Anna Gréki : les amoureux de la littérature algérienne connaissent ce patronyme – pseudonyme de Colette Grégoire – depuis longtemps réservé aux seuls initiés, tant ses œuvres sont devenues au fil du temps introuvables. Il faut donc saluer en premier lieu une initiative qui fait à nouveau entendre la voix d’une poétesse singulière, prématurément disparue au début de l’année 1966, mais dont le souffle, la force des images et la forge d’une  syntaxe à nulle autre pareille résonnent dans ces pages :

          Arrogant tel un très jeune homme / Il ressemble à la liberté / Il ressemble tellement à la liberté / Ce ciel tendre plus qu’un oiseau ce ciel adulte / Que j’en ai la gorge serrée – ciel de vingt ans / Qui veut aller nu triomphant comme une insulte – / La gorge serrée à n’en plus pouvoir parler / – corps défendu corps parfumé ciel sans pitié – / La gorge nouée sans pouvoir dire à quel point / Je suis triste à cause de la couleur du ciel (« À cause de la couleur du ciel », dédié à Ahmed Inal).

          Cette heureuse initiative est le fruit d’une toute nouvelle maison d’édition, Terrasses, dont le nom se veut un hommage transparent, revendiqué, à un autre grand poète algérien d’origine européenne, Jean Sénac, et à la revue qu’il anima et qui ne connut qu’un numéro, peu avant le déclenchement de la guerre de libération nationale. Les éditons Terrasses entendent remettre à disposition un patrimoine issu des luttes tiers-mondistes dans le sillon des combats de décolonisation, patrimoine qui a été généralement occulté par la suite dans les pays concernés. C’est à ce titre que la démarche de cet éditeur se veut tout autant éthique qu’esthétique : ainsi, outre une vingtaine de poèmes choisis (et traduits en arabe en vis-à-vis) par Lamis Saïdi, jeune poétesse algérienne contemporaine, dans les deux recueils de Gréki, Algérie, capitale Alger, et Temps forts, un certain nombre d’articles culturels et politiques figurent dans cette anthologie. Il faut d’abord évoquer cette mise au point salutaire qu’a été « Théories, prétextes et réalités », écrit courant 1965, et publié posthume dans la revue Présence africaine au deuxième trimestre 1966. Elle y interroge « trois ans après l’indépendance de l’Algérie » le statut des écrivains algériens de langue française, alors que certaines options culturelles du nouveau régime se font jour et tendent à vouloir s’imposer comme dogme unique et légitime. Elle y rappelle fort à propos la fonction – fondamentalement libre et non asservie à un contexte immédiat – de la littérature, ainsi que la possibilité pour la langue française, si elle est acquise et maîtrisée par le jeune écrivain algérien, d’ouvrir à d’autres horizons, ainsi que la possibilité pour celui-ci d’habiter la langue héritée de la colonisation autrement. Ce texte trouve son complément dans la protestation collective à propos du code de la nationalité durant les débats qui agitèrent alors l’Assemblée nationale constituante début 1963. Aux côtés d’Anna Gréki, d’autres Algériens d’origine européenne ou juifs, la signèrent, tels Lucien Hanoun ou André Bekkouche. Il s’agissait alors de s’inscrire en faux contre une des clauses du projet de loi : la nécessité d’attester de deux parents en ligne paternelle nés en Algérie et ayant joui du statut musulman. Cette confusion entre la nationalité d’un point de vue juridique et l’appartenance religieuse fut alors dénoncée en termes non équivoques par les signataires. Le facteur discriminant d’une telle clause fut souligné ainsi que la mise en place, ce faisant, de deux catégories d’Algériens : ceux de plein droit, et les naturalisés, citoyens de seconde zone. L’Abbé Bérenguer protesta lors des débats en des termes significatifs : « Je suis Algérien. Toujours je me suis considéré comme tel. Je veux bien ratifier cela par une inscription. Je veux bien me constater Algérien, me reconnaître Algérien, me dire Algérien. Mais je refuse que l’on m’accorde la nationalité algérienne. » Position partagée par de nombreux militants anticolonialistes en Algérie, s’appuyant sur les promesses figurant dans la plate-forme de la Soummam, s’étant engagés concrètement dans le combat pour l’indépendance, dont Jean Sénac qui ne fit que très tardivement les démarches de naturalisation, et dont la mort ne lui permit jamais de l’obtenir. Gréki rejoint par cette position la formule de Sénac dans son essai Le Soleil sous les armes, publié en 1957 : « Est écrivain algérien tout écrivain ayant opté pour la nation algérienne. » Par ailleurs, Ébauche du père, son roman autobiographique comporte cette profession de foi : « Je suis né algérien. Il m’a fallu tourner en tous sens dans les siècles pour redevenir algérien et ne plus avoir de comptes à rendre à ceux qui me parlent d’autres cieux. »

          Lamis Saïdi a eu l’excellente idée d’inclure dans le volume le contenu de la plaquette parue à la mort de la poétesse communiste, résultat d’un hommage rendu par l’Union des écrivains algériens à la salle des Actes de l’université d’Alger : ainsi, les textes de Jamel Eddine Bencheikh, Jean Sénac, Mohamed Khadda, Mouloud Mammeri, Claudine Lacascade reprennent vie en ces pages, rendant un salut fraternel à l’amie, la compagne de lutte. Deux autres textes, fort intéressants, complètent la sélection : une réécriture du Neveu de Rameau de Diderot permet à Gréki de réaffirmer ses droits d’écrivain algérien, apte à rendre compte d’un aspect de la réalité de la nation, et témoigne de la capacité de l’écrivaine à puiser aux diverses sources d’une culture qu’elle souhaite universelle, et non monolithique ; l’hommage à Frantz Fanon paru quinze jours après sa mort, dans Jeune Afrique, est l’occasion de proclamer l’actualité d’une œuvre prodigue en enseignements pour l’avenir.

          La postface de Lamis Saïdi souligne, selon nous, plusieurs aspects essentiels permettant d’expliciter sa démarche – et ce faisant, de la légitimer : la nécessité tout d’abord dans un pays multilingue dans ses expressions artistiques (arabe, berbère, français) de faire circuler les œuvres d’une langue à l’autre, ce qu’Anna Gréki appelait de ses vœux dès 1965. La volonté de la poétesse algérienne arabophone de faire passer la syntaxe souple et la fluidité d’écriture de Gréki dans un arabe moderne, ouvert aux innovations linguistiques, est ainsi à saluer ; en outre, Saïdi affirme sa volonté de rétablir des filiations dans un paysage littéraire et culturel qui en a cruellement manqué, car procédant essentiellement par ruptures. Redonner à Anna Gréki sa place inaugurale dans la poésie algérienne de « graphie française » (l’expression est due à Sénac) n’est que justice et la traduction par Saïdi d’une vingtaine de poèmes de la poétesse prématurément disparue constitue à ce titre un premier jalon pour l’avènement d’une société plurielle, forte de ses diverses composantes, seule garantie de la consolidation d’une société authentiquement démocratique. Nous ne pouvons donc que nous réjouir que le second volume à paraître en 2020 aux éditions Terrasses soit Le Soleil sous les armes de Sénac, cet authentique manifeste d’une poésie de résistance algérienne, épuisé depuis des décennies.

          Il fut un rêve de fraternité, le rêve d’une société plurielle, ethniquement et culturellement diverse, et dont tous les membres auraient été des Algériens à part entière. Anna Gréki est l’un des noms de ce rêve. Le Hirak est, entre autres, un moment de rappel de ce rêve, lequel ne peut se dissocier de l’idéal démocratique.

          On ne pourra désormais l’ignorer : la première grande poétesse de la littérature algérienne se nomme Anna Gréki.

 *

         Anna Gréki, Juste au-dessus du silence, choix de textes, poèmes traduits en arabe, et présentés par Lamis Saïdi, éditions Terrasses, 2019,    201 p., 11 €.

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