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Billet de blog 12 janvier 2009

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[S&D-4] Fertilisation des océans

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[S&D-4] Fertilisation des océans

Bonjour,

Les chercheurs peuvent-ils conduire des recherches en milieu non-confiné quand les instances internationales demandent l'instauration d'un moratoire ? Voici une question qui ressort pleinement du Forum mondial Sciences & Démocratie. Au nom de l'apport de connaissances au débat, certains peuvent être tentés de passer au delà des questionnements et des décisions des représentants des sociétés civiles et politiques. Et trop souvent jugent que le "résultat" d'une expérience "en plain air et en grandeur nature" mérite d'outrepasser le "principe de précaution". Quand de surcroît des intérêts économiques énormes sont en jeu, que des entreprises se lancent dans une course à l'inconnu en jouant avec les écosystèmes, on s'étonne plus encore du jeu de certains chercheurs, et on entend mieux les réticences et les mobilisations des défenseurs de l'environnement.

La fertilisation des océans est aujourd'hui un exemple majeur de la manière dont certains chercheurs, obnubilés par leur champ spécifique, et certaines entreprises avides d'ouvrir un nouveau front de profit, s'arrangent pour contourner la décision publique.

Prenant acte du rôle du CO2 dans le changement climatique global, une communauté scientifique (et industrielle) entière a pris pour base de travail (ou de profit) l'hypothèse qu'il faudrait "séquestrer" le gaz carbonique dans les mers profondes, et pour cela stimuler la production de plancton en surface afin d'absorber du CO2 atmosphèrique et l'emporter au fond des mers. Or le plancton est lui-même soumis aux changements écologiques globaux, et connaît des baisses de reproduction sensibles. La fertilisation part de l'idée qu'en apportant des particules de fer sur la mer, la production de plancton et de krill serait améliorée, enclenchant le phénomène de séquestration du carbone au fond des mers.

Comme vous le pressentez, il y a ici nombre d'hypothèses qui mériteraient analyse, débat, tentative de confirmation en laboratoire ou par modèles de simulation. Par exemple, est-ce que les modifications du plancton ne vont pas avoir des conséquences sur la faune marine. On estime ainsi que la raréfaction des cabillauds serait une conséquences de modification très faibles dans la composition du plancton de l'Atlantique Nord. Ensuite, est-ce que la "pompe à carbone" fonctionne vraiment entraînant la séquestration en eaux profonde... sinon l'opération serait inutile. Ces questions de bon sens, surtout s'agissant d'une échelle d'action à la dimension de la terre entière, sont partagées par certains chercheurs pourtant globalement favorables à la fertilisation, mais qui préfèrent poursuivre les études avant de crier à l'existence de solution. Même si parfois la demande de poursuite d'étude est aussi une demande de poursuite des financements, malgré l'apparition de risques majeurs, il nous faut l'entendre comme le signe et le symptôme d'une incertitude majeure sur les bénéfices réels d'une telle opération. Le biochimiste marin Ken Buesseler indique : "scientists don't really have any idea how much of the carbon the organisms eat actually drops from the surface into the depths, which is the key to sequestration. It could be anywhere from 2-50 percent, which is almost like saying, It could work or it could not work" (Les chercheurs n'ont aucune idée de la quantité de carbone captée par les organismes qui descendra dans les profondeurs marines, ce qui est la question clé. Cela se situe entre 2 et 50%... autant dire que l'on ne sait rien de l'efficacité).

Mais imaginez que vous puissiez vendre la séquestration de carbone au fond des mers sur le marché du carbone qui se met en place. Vous disposez alors d'un capital spéculatif majeur. Un tel "puit de carbone" se transformerait en espèces sonnantes et trébuchantes auprès de toutes les entreprises et États qui veulent continuer à produire comme avant. C'est par exemple le pari insensé de la société californienne Climos. "Publicly funded basic research using OIF was designed to understand the role of iron in controlling the biological productivity of the oceans now and in the past. However, the emerging potential of OIF as an element of the portfolio of market-related approaches to reduce greenhouse gases in the atmosphere is of applied interest, not simply a basic research problem. [...] Climos intends to use emerging environmental markets to help fund the research into OIF." (Les recherches publiques fondamentales sur l'utilisation de la fertilisation ont visé la compréhension du rôle du fer dans la productivité biologique des océans, à l'heure actuelle et dans le passé. Cependant, le potentiel émergeant de la fertilisation comme atout dans le portefeuille des approches d'un marché du carbone pour réduire les gaz à effet de serre dans l'atmosphère devient un enjeu pratique, et non une simple question de recherche fondamentale [...] Climos veut profiter du marché environnemental émergent pour participer au financement des recherches sur la fertilisation). On ne saurait plus clairement distinguer les recherches fondamentales de compréhension d'un phénomère et la volonté de se servir du marché pour financer des recherches... ce qui signifie évidemment que le marché aura précédé les résultats des recherches fondamentales, et que les dangers éventuels, tout comme les enjeux géopolitiques (les océans appartiennent à toute l'humanité), ne seront débattus publiquement qu'après la "mise sur le marché" de l'idée même de fertilisation.

Ce modèle de raisonnement circulaire, dans lequel l'évidence de l'intérêt précède sa preuve car l'enjeu économique est tel qu'il ne peut attendre, ce qui ensuite conduit à renforcer les chemins sur lesquels on se serait engagé, est très souvent à l'oeuvre dans les discussions sur les nouvelles technologies. Nous y reviendrons.

L'océan est cependant un bien commun, qui est régi par des lois et conventions internationales, dont la Convention de Londres de 1972, sur la prévention des pollutions marines, signée par 85 États et entrée en vigueur en 1975, et le Protocole de Londres de 1995, entré en vigueur en mars 2006.

Sour l'égide de l'Organisation Maritime Internationale, la Résolution LC-LP.1(2008) sur la réglementation de la fertilisation des océans, a été adoptée le 31 octobre dernier. Tout en acceptant les études scientifiques sur ce sujet, ce texte met en avant toute une série de recommendation pour appliquer un "principe de précaution", notamment incitant à être très vigilant dans les autorisations d'expériences. On sent dans le texte la complexité des relations internationales quand des intérêts économiques majeurs sont en jeu.

Autre Convention internationale concernée, la Convention sur la Diversité Biologique est quant à elle plus précise encore. La neuvième convention de la CDB, tenue à Bonn en mai 2008 a institué un moratoire de facto sur la fertilisation des mers en déclarant : "urges other Governments, in accordance with the precautionary approach, to ensure that ocean fertilization activities do not take place until there is an adequate scientific basis on which to justify such activities, including assessing associated risks, and a global transparent and effective control and regulatory mechanism is in place for those activities; with the exception of small scale scientific research within national jurisdiction." ([La CDB] invite les gouvernements, en accord avec le principe de précaution, à s'assurer que les activités de fertilisation des océans ne pourront se dérouler en l'absence de bases scientifiques sérieuses pour justifier de telles activités, incluant les riques associés, et en l'absence de mécanismes globaux de régulation et de contrôles transparents et effectifs ; à l'exception de recherches scientifiques de petite échelle, menées dans les eaux territoriales.)

Or le 7 janvier 2009, le navire Polarstern, dépendant de l'institut allemand Alfred Wegener Institute for Polar and Marine Research, est parti du Cap, en Afrique du Sud pour une expérience illégale de fertilisation dans les eaux internationales, entre l'Argentine et l'Antartique. Il emporte à son bord 32 chercheurs (allemands, indiens, italien, espagnol, chilien et même un chercheur français de la station zoologique de Villefranche sur Mer). Ceux-ci vont déverser 20 tonnes de sulphate de fer, sur 300 kilomètres carrés, pour étudier la production de plancton. Ils espèrent obtenir une expansion biologique visible de l'espace.... on est loin d'une expérience limitée en surface et en impact et celle-ci se déroule dans les eaux internationales. Tout ce que veut éviter la Convention pour la Diversité Biologique !

L'expérience LOHAFEX (du terme Hindi Loha désignant le fer et de Fertilization Experiment) soulève des oppositions dans le monde entier, des écologistes des mouvements sociaux comme des chercheurs critiques. Les résultats attendus ne sont pas clairs, mais la volonté de provoquer les instances internationales est patente, visant à lever le moratoire de la CDB. Le texte de présentation de l'expérience annonce "If successful, LOHAFEX will set a landmark in the upcoming struggle to mitigate the worst effects of dangerous climate change." (En cas de succès, LOHAFEX marquera une borne pour les combats à venir pour contrer les changements climatiques). Mais pour cela, il faut transformer l'Océan tout entier en laboratoire : "the only part of the ocean where this technique would have a measurable effect, is vast: 50 million square kilometres, 15 times the area of India and 140 times that of Germany" (Pour avoir des effets mesurables, il faut imaginer l'expérience sur 50 millions de kilomètres carrés, 15 fois la surface de l'Inde et 140 fois celle de l'Allemagne).

Au passage, on remarquera la partie de ce texte visant à faire croire que la recherche menée est indépendante des forces économiques. "We feel that the issue is too important to be left to market forces,[...]. Recently, various scientific and international organizations have issued cautionary statements on OIF and called for more experiments before embarking on large-scale operations. We feel that an international agency manned by scientists and operating under the UN umbrella should be established to supervise and monitor OIF implementation. LOHAFEX is the first of the new generation of iron fertilisation experiments" (Nous croyons que le sujet est trop important pour être laissé aux forces du marché. [...] Récemment, des organisations internationales et des scientifiques ont publié des avertissements concernant la fertilisation et souhaité de plus amples expériences avant de lancer des opérations à grande échelle. Nous croyons qu'une agence internationale dirigée par les scientifiques et agissant sous l'égide de l'ONU devrait voir le jour pour superviser et encadrer la mise en oeuvre de la fertilisation. LOHAFEX est la première des expériences de nouvelle génération en matière de fertilisation). Ou comment détourner l'attention : si les organismes internationaux interdisent les expériences à large échelle, nous en menons néanmoins une car sinon elle sera faite par les entreprises fort intéressées. Nous appelons notre initiative "expérience scientifique", et le tour est joué. Nous sommes même en avance sur la prochaine commission spécialisée de l'ONU, dont selon toute vraisemblance nos chercheurs formeront le conseil scientifique, connaissant mieux les questions que les instances actuelles qui interdisent de telles expérimentations. Ce discours tortueux est trop souvent utilisé par des organismes publics qui en réalité servent de cache-sexe à des projets industriels. Nous devons apprendre à le décoder.

D'autant que ce double discours devient un moyen de passer au delà des règles élaborées par les instances internationales. Ainsi, en demandant des subventions auprès de l'Année polaire internationale, les promoteurs de LOHEFA expliquent benoîtement : "There is legitimate concern over plans by geo-engineering companies to exploit the High Nutrient Low Chlorophyll (HNLC) ACC as a CO2 sink. The international community will have to decide how best to deal with this issue. It is the task of scientists to ascertain the long-term effects of any such climate management scheme" (Les interrogations sur les plans de géo-engineering utilisant les HNLC ACC (plancton) pour noyer le CO2 sont légitimes. La communauté internationale doit décider ce qu'il convient de faire en ce domaine. C'est le rôle des scientifiques de définir l'efficacité à long terme de tels schéma de gestion du climat.)... alors même que la "communauté internationale" a déjà décidé d'un moratoire ! Mais ne s'agirait-il point de la nouvelle conception utilitariste de la démocratie : "faites revoter (ou se réunir à nouveau les instances) tant que le résultat ne sera pas conforme aux intérêts et options des éléments avancés, scientifiques ou économiques" ?

Les États-Unis ne sont pas signataires de la Convention pour la Diversité Biologique, ce qui explique le soutien à LOHEFA de ses partisans du geo-engineering comme Ken Caldeira de Stanford. Mais le fait que le bateau batte pavillon allemand, ait reçu l'aval du Ministère de l'Environnement de ce pays alors même que l'Allemagne est garante de l'application de la CDB depuis la neuvième réunion de Bonn en mai dernier est un scandale majeur des relations entre Sciences & Démocratie. D'autant que ce même Ministre de l'Environnement se félicitait en mai dernier du moratoire obtenu contre les tentatives de fertilisation... qui a l'époque étaient menées par l'entreprise Phytos depuis en faillite. Sous pavillon national l'expérience changerait donc de nature ?

La mobilisation internationale qui s'enclenche sur ce sujet arrivera-t-elle à bloquer le déversement des 20 tonnes de sulfate de fer dans l'Océan, à faire respecter le moratoire voté par les instances internationales de la Convention pour la Diversité Biologique ?

Caen, le 11 janvier 2009
Hervé Le Crosnier

P.S. : On peut écrire au Ministre de l'Environnement d'Allemagne et d'Inde et au Ministre de la Recherche de France pour faire rappeler ces chercheurs au respect des décisions internationales.

Allemagne :

Monsieur le Ministre Gabriel Sigmar
Ministre de l'Environnement
email: sigmar.gabriel@bundestag.de

Adresse: Sigmar Gabriel, MdB
z.H. Sören Heinze
Platz der Republik 1
11011 Berlin

Tel.: +49 (0)30 227 - 75311 / - 75312
Fax.: +49 (0)30 227 - 76310

Inde:

Dr. Manmohan Singh
Prime Minister of India and Minister for Environment and Forests
email: manmohan@sansad.nic.in

Adresse : Dr Manmohan Singh, Prime Minister of India,
Room No. 152,
South Block,
New Delhi, 110001

Tel +91 11 23012312
Fax: +91 11 23016857

France :

Mme Valérie Pécresse
Ministre de l'Enseignement supérieur et de la recherche
email: sup-info@education.gouv.fr

Adresse: Mme Valérie Pécresse, Ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche
1 rue Descartes
75231 Paris cedex 05 - FRANCE

Tel +33 (0)1.55.55.90.90

Notes, références, autres lectures

Ocean fertilization: a potential means of geoengineering? Phil. Trans. R. Soc. A (2008) 366, 3919-3945 (doi:10.1098/rsta.2008.0139), 29 août 2008
http://journals.royalsociety.org/content/t6x58746951336m1/

Resolution LC-LP.1(2008) on the regulation of ocean fertilization, (Adopted on 31 October 2008) (document p 18-19)
http://unfccc.int/resource/docs/2008/smsn/igo/026.pdf

London Convention Puts Brakes on Ocean Geoengineering : Risky ocean fertilisation schemes "not justified," require oversight and regulation, says international maritime body, ETC Group, 9 novembre 2007
http://www.etcgroup.org/en/materials/publications.html?pub_id=661

The World Torpedoes Ocean Fertilization: End of Round One on Geo-Engineering : 191 countries agree to a landmark moratorium on ocean CO2 sequestration, ETC Group, 30 mai 2008
http://www.etcgroup.org/en/materials/publications.html?pub_id=694

'Climate fix' ship sets sail with plan to dump iron, Catherine Brahic, The New Scientist, 9 janvier 2009
http://www.newscientist.com/article/dn16390-climate-fix-ship-sets-sail-with-plan-to-dump-iron-.html

Ocean fertilization experiment draws fire : Indo-German research cruise sets sail despite criticism. Quirin Schiermeier, Nature, 9 janvier 2009
http://www.nature.com/news/2009/090109/full/news.2009.13.html

Proposal information (ID No: 419) : Iron Fertilisation Experiment in the Scotia Sea : A contribution to IPY 2007/08 (IFESS)
http://classic.ipy.org/development/eoi/details.php?id=419w

Cashing in on Pollution (éditorial du numéro "The Rise of Carbon Capitalism"), Stephanie Baker-Said, Bloomberg Markets, Décembre 2007
http://www.bloomberg.com/news/marketsmag/mm_1207_story1.html

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