La philosophie possède également ses martyrs. Oubliée par l'histoire, car le christianisme avait fait de la martyrologie son fonds de commerce, il fut une époque où pour un philosophe côtoyer le pouvoir était une sorte d'équilibre impossible qui le plus souvent menait à la disgrâce et plus fatalement encore au tombeau. Ce moment de l'histoire est un moment crucial, charnière, une véritable coupure épistémologique qui aurait pu expédier la civilisation européenne et tout le monde connu de l'Antiquité dans une autre direction. « Les dieux n'étant plus et le Christ n'étant pas encore, il y a eu, de Cicéron à Marc Aurèle, un moment unique où l'homme seul a été », rappelle justement, en citant Flaubert, Marguerite Yourcenar dans ses "Mémoires d'Hadrien".
Sénèque apparaît comme la figure emblématique de ces intellectuels qui à force de nouer des liens étroits avec le pouvoir ont fini par se brûler à son contact. Il ouvre ainsi une série de rapports ambigus avec le Prince, propre peut-être à la philosophie du portique. Les martyrs vont ainsi se succéder notamment dans la période flavienne jusqu'à l'avènement du philosophe-roi que sera Marc Aurèle. On a oublié les noms de Thraséa, Musonius Rufus ou Helvidius Priscus. Ils ont représenté en épousant les thèses stoïciennes une véritable opposition politique à mesure que le pouvoir personnel des princes de Rome supplantait l'idée républicaine. Cet épisode rappelle également que la pensée peut être une arme qui inquiète chaque pouvoir qui ne conçoit pas que les idées sont nécessairement contradictoires et donc en partie issues de l'idée de démocratie.
Les stoïciens romains provenaient le plus souvent de la noblesse mais ils pouvaient également compter sur une autre école philosophique beaucoup plus proche du peuple, les cyniques. Sénèque lui-même éprouvait de la sympathie pour Demetrius le cynique qui sera finalement banni par Vespasien. Les persécutions à leur encontre ont fini par créer une nouvelle catégorie à inscrire au sombre tableau de l'intolérance, "les martyrs païens". Il ne faut pas croire que tout ceci fut réellement planifié et que les idées stoïciennes furent sur le point de proposer une nouvelle organisation politique. Cela démontre plus sûrement l'étrange relation que peut entretenir un intellectuel avec le pouvoir et que son rôle tient à la fois du bouffon et de l'opposant permanent. C'est un peu l'esclave qui lors des triomphes des généraux romains se tenait derrière lui et, tout en le couronnant, lui murmurait à l'oreille : « Souviens-toi que tu n'es qu'un homme ».
Billet de blog 5 août 2011
La subversion stoïcienne
La philosophie possède également ses martyrs. Oubliée par l'histoire, car le christianisme avait fait de la martyrologie son fonds de commerce, il fut une époque où pour un philosophe côtoyer le pouvoir était une sorte d'équilibre impossible qui le plus souvent menait à la disgrâce et plus fatalement encore au tombeau.
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