"Le marxisme est l'ensemble des contresens qui ont été faits sur Marx"
Michel Henry - Marx - Introduction.
L'un des grands moments de la philosophie de Marx concerne la réalisation du sujet à partir de son objet. C'est autour de la question du travail que se joue le subjectivisme mis au jour par Marx et particulièrement dans le concept de division du travail. Se met en jeu ici la compréhension de la division du travail dans son rapport avec un être pensant. L'avènement du socialisme repose sur cette idée de suppression des classes sociales dont la première condition est la suppression de la division du travail et du travail lui-même et, pourrait-on ajouter, par lui-même. Auparavant, il s'agit toutefois de comprendre que le travail est nécessairement divisé. En effet, chaque opération qui a pour but la confection d'un produit divise l'activité produite. La véritable division repose de fait sur les individus, c'est-à-dire non pas sur la division des tâches qu'une personne doit nécessairement faire pour accomplir un travail, mais sur la division entre les individus à qui une seule tâche est confiée.
Le renversement alors devient possible. La division du travail est l'éclatement non pas du travail ou de chaque individu pris dans une seule tâche donnée mais bien une division de l'individu lui-même. C'est la propre subjectivité de l'individu qui est affectée par la division du travail. Marx affirme que cette division est une "maladie de la vie", "une pathologie industrielle" allant jusqu'à reprendre à son compte les mots de David Urquhart : "La subdivision du travail est l'assassinat d'un peuple" (1). Ce que perçoit Marx, c'est que la division du travail ne permet pas de réaliser l'humanité de l'individu car elle morcelle ses facultés. L'homme se condamne ainsi à réaliser un détail, une fraction d'un Tout et non seulement il est absent de la réalisation de ce Tout mais il devient à son tour un simple détail de ce Tout.
Le travail humain avons-nous dit est la réalisation du produit par lequel et dans lequel le travailleur peut contempler son humanité. La division du travail si elle est nécessaire pour le travail lui-même mutile l'être humain dès lors qu'il n'est plus en mesure d'exploiter toute les potentialités mises à la disposition de son être. Et si le travail est le fruit de l'homme, la division du travail a pour conséquence que ni l'homme ne travaille réellement ni même une machine ne peut travailler à sa place car la machine ne travaille pas. En effet, le machinisme n'est pas la combinaison des facultés humaines, pouvant réaliser la subjectivité de celui qui œuvre. Car le Tout n'est pas l'objet du travail au service duquel les machines ont été créées. L'objet du travail pour l'individu est lui-même, c'est-à-dire sa faculté de se poser en tant que Soi. L'objet de la machine est le produit au service du producteur. Et s'il faut comprendre une idée totalisante dans la pensée de Marx, il faut la comprendre comme la plus radicale subjectivité.
Le Tout n'est donc pas cette partie qui se réalise ni même la partie fixe ou le simple engrenage d'une chaîne - comme par exemple pour la cité de Platon et dans la conception holiste des Grecs de la polis. Le Tout, par le travail, est la totalité des potentiels humains qui se réalisent en celui qui travaille. C'est pourquoi, il n'y a pas de peintre, de mensuisier ou de critique d'art pour Marx. Il y a des hommes qui sont peintres le matin, menuisier l'après-midi et philosophe le soir sans aucune division de leur être mais bien en secouant tous les fruits de l'arbre. La satisfaction d'un seul besoin est un outil de déréalisation car la réalité humaine est plus vaste de ce à quoi une seule tâche nous assigne. Un homme pour Marx n'est spécialiste de rien, un expert de rien, il est au contraire un généraliste de son humanité. L'expert au contraire est un idiot, c'est-à-dire le simple, celui qui n'a pas de double, l'unique auquel conduit la division du travail. Dans ce cas, l'abrutissement de l'activité tient au fait que la variété des talents qui induit la richesse des rapports sociaux n'est jamais rendue possible, à la fois quand l'ouvrier est assujetti à une seule tâche mais aussi quand un paysan ou un artisan maîtrise le processus de fabrication de son produit du début à la fin. Il reste en effet replié sur lui-même sans pouvoir jamais accéder à la totalité de son être grâce aux échanges de savoir par des formes de sociabilité qui lui sont inconnues.
Dans ce que nous avons développé, Marx considère la division du travail comme une réduction des totalités à la réalité de l'homme et à son caractère subjectif. Cependant, il ne s'agit que d'un effet d'une problématique plus large qui prend racine dans la conception de la vie, la vie entendue comme praxis, c'est-à-dire dans ce mouvement de saisie du réel qui accomplit la pensée philosophique centrale de Marx.
* (1) Michel Henry - Marx (p. 263 - tel Gallimard).