Invulnérable : mythe et réalité

Deux cas de harcèlement moral sont dénoncés aujourd'hui dans deux entreprises de Saint-Dizier. Le premier a eu pour conséquence l'hospitalisation d'une personne pendant plusieurs semaines à l'hôpital André-Breton pour "dépression nerveuse". Le second porte sur des accusations d'ivresse à l'encontre d'un salarié alors que la direction a entrepris une procédure de licenciement pour "faute". Les syndicats qui ont révélé ses deux affaires parlent de "pression" effectuée sur des salariés vulnérables et fragiles. C'est-à-dire de cibles choisies en fonction de leur vulnérabilité. Aujourd'hui les entreprises se défendent précisément en indiquant que ce sont d'abord les personnes fragiles qui "pètent les plombs" en sous-entendant que quelqu'un de "fort" ne peut pas se retrouver dans de telles situations personnelles voire commettre l'irréparable. Bref, il y a comme une chasse à la fragilité perçue comme une tare, un défaut de la personnalité ou un handicap.
Le philosophe Michel Terestchenko a creusé dans ses différents travaux cette notion de "vulnérabilité". D'un point de vue philosophique elle se rattache à toute une tradition que l'on peut faire remonter à Blaise Pascal et à la pensée chrétienne. La défaite du Christ sur la croix est ainsi la victoire de l'homme. Ce que l'homme connaît de sa faiblesse serait sa principale force. Il ne s'agit plus là d'une histoire de degré de fragilité, nous serions tous plus ou moins faibles, mais une histoire de nature, nous sommes bel et bien tous faibles. Et la principale faiblesse serait de penser que nous ne sommes pas fragiles. Le désir de toute puissance et d'invulnérabilité se retrouve aussi dans l'histoire du héros grec Achille. Son talon n'est pas seulement l'endroit qui peut le faire périr, il révèle tout simplement l'humanité du héros et la place qui lui revient au sein de la communauté humaine.
Achille finira percé comme le Christ et retrouvera son statut d'homme par cette faiblesse due à une autre faiblesse - la négligence de sa mère, Thétis, qui oublia de baigner l'enfant jusqu'à la plante des pieds dans les eaux mortelles du Styx. L'idéologie de la performance dans le travail et de l'invulnérabilité, où maladie, détresse psychique et fragilité sont perçues comme une faiblesse quand ce n'est pas un faux-semblant, une tricherie du salarié, gomme ainsi toute possibilité d'existence de l'autre au profit d'une vision de l'altérité corrompue par une obsession du résultat sans se préoccuper des moyens pour y parvenir. C'est une position de dominant qui ne ne se connaît pas et qui devrait d'abord se dominer avant de dominer. Car c'est bien la faiblesse du coléreux Achille d'ignorer son point faible et ainsi de ne pas être capable d'entrer en possession de son âme. Les Dieux le lui rappelleront de la plus fatale des manières.
On crache sur le boxeur dès qu'il met un genou à terre. Pourtant que ce soit Mohamed Ali ou Mike Tyson, c'est sans doute la défaite qui achève de les rendre invulnérables aux yeux de l'histoire. Un homme à terre retrouve de la dignité car il a besoin d'être soigné, du secours d'un autre ou d'une sépulture. On n'enterre pas les machines en effet. On les met directement à la casse.