Identité nationale, identitaire, identifier…, voilà quelques-unes des notions qui traversent le champ lexical de l'extrême droite. Se joue ici l'idée d'une appartenance commune qui à la fois rassemble et exclut. Nous serions identiques les uns aux autres à condition de provenir de la souche d'une seule origine posée à un endroit lui aussi unique. L'extrême droite prend soin pourtant de bannir tout ce qui ressemble de près ou de loin à du commun communiste. Car la critique du néo-fascisme dans une de ses versions libérales, le libertarien par exemple, serait précisément que le communisme fait obstacle à l'éclosion de l'individu - le communisme détruisant identité et individu (Marx et son concept d'"homme total" démontre le contraire mais déjà nous nous éloignons...). Un seul et même individu posséderait ainsi une identité unique puisée à une source commune comme la fable adamique nous le suggère. On s'aperçoit cependant assez vite qu'une des difficultés de l'identité, c'est qu'elle se construit sur de multiples choses parfois contradictoires, il suffit pour cela de constater que nous sommes le fruit de deux êtres différents qui eux-mêmes l'étaient de deux autres etc. Tout comme nous sommes le résultat de multiples rencontres, joies, souffrances, pensées, amitiés, amours etc. Sans même parler de toute l'influence de l'éducation, de la société, des mœurs etc. Ces démonstrations qui font de l'homme un élément isolé et irréductible, toujours identique à lui-même, demeurant égal en dépit de tout changement, trouve un écho chez Schopenhauer par exemple. L'individu resterait insensible à toute évolution car d'abord il veut, et ne conçoit ses relations aux autres que sous la forme de l'égoïsme ne devant son salut qu'à la pitié, la contemplation et un effort considérable de détachement de toutes sortes d'illusions à commencer par celle du bonheur (1).
Ce que l'on constate également, c'est que le "même" (identitas, de idem le même) possède une forte tendance à s'opposer à tout esprit de nouveauté. La tradition ne supporte pas la réception du neuf, ceci s'entrevoit dans le goût pour un "même" qui serait fantasmé, imaginé tel qu'il fut un jour et tel qui ne serait "hélas" plus aujourd'hui. L'identité et le "même" ont le goût de la répétition sans la différence. Ce dont souffre l'identité, c'est plutôt d'un manque d'unité. Celui qui cherche son identité, cherche d'abord sa propre unité. Cependant identité et unité ne sont pas semblables. L'identité est effectivement une recherche du même, d'un jumeau, d'un clone alors que l'unité repose sur la coexistence des contraires et du principe qui met en ordre ces contraires. « D'un objet, on peut parler de son unité, non de son identité qui est une relation. Identifier quelque chose, c'est savoir le reconnaître comme le même encore », écrit Ali Benmakhlouf (2). Selon lui, celui qui cherche son identité devra se perdre dans son labyrinthe intérieur dont on ressort seulement avec du fil magique, autrement dit jamais, car tout le monde n'est pas porté par le puissant amour de la fille de Minos pour libérer son Thésée. La "fable" de l'identité trouve par conséquent son issue, après un long périple, sur son point de départ, elle tourne en rond comme Alice revenu du pays des merveilles après un voyage à l'impossible destination. Lewis Carroll le dit lui-même (3), la logique de l'identité est un labyrinthe sémantique.
Mais d'où peut provenir cet acharnement à se trouver un point identique qui serait une origine ? Les Français sont des Belges, des Germains, des Romains, des Gaulois, des Grecs de Phocée, des Scythes…, nous terminerons à coup sûr cette course à reculons quelque part dans la Corne de l'Afrique. Soit nous sommes uniques soit nous sommes multiples. Mais nous sommes plus encore les deux parce qu'il n'y a pas de Un sans Tout. Et ce Tout serait la Nation ? Là où je suis naît ? Un lieu ? Mais Renan va tout de même beaucoup plus loin. « Or, l'essence d'une nation est que tous les individus aient beaucoup de choses en commun, et aussi que tous aient oublié bien des choses », nous éclaire l'historien breton (4). Un oubli que l'on pourrait pousser jusqu'à celui de l'origine, l'impossible définition d'un point unique auquel je pourrais m'identifier. Des flots de sangs multiples ont bien fini par se mélanger donnant naissance à une nation toujours naissante qui répète qu'elle veut vivre ensemble. Celui qui chercherait une identité nationale pourrait bien finir noyé, emporté par le flux incessant de ce sang nouveau venu aujourd'hui de l'Est ou du Sud… L'extrême droite ne voit dans les autres que des singes. Tantôt pour les exclure, tantôt pour les contrôler. Mais la singerie est bien celle de celui qui imite de manière identique l'autre, qui ne compose pas avec lui et qui en profite pour imposer son autorité car il n'en dispose pas selon son génie. Un "droit" du plus fort en quelque sorte où les guenons ne sont pas toujours celles que l'on croit.
Au fond un "identitaire", un "nationaliste", s'il en est capable, devrait se demander quelle est l'identité de ce "même". La fable philosophique existe réellement et Lewis Carroll exprime simplement l'idée que nous avons à être ce que nous semblons être. C'est ainsi qu'un mythe peut naître, celui de la nation, la fable est notre monde mais elle n'est pas meilleure qu'une autre fable et ne vaut que si elle permet aux hommes de vivre mieux ensemble. D'autant que nous demandons que l'on nous attribue une identité ("attribuer la nationalité française…"), ce qui signifie que l'on donne, pour la fixer, cette identité et pas une autre. Elle n'existe pas en tant qu'objet qui lui relève de l'unité et non de l'identité car il possède déjà l'étiquette indiquant sa provenance. Cette unité n'est-elle pas réduite à la somme de nos expériences comme nous l'avons dit plus haut ? Ne sommes-nous pas finalement du pays dans lequel nous avons tous grandi, celui de l'enfance ? N'est-ce pas là le premier réflexe de l'identité, se retourner au pays des premières émotions et de le penser comme identique à chacun ? Nous voici dans la restauration d'un ordre ancien, tellement plus rassurant.
S'il y a bien un fond commun, poussons alors jusqu'à celui de l'enfance. Tout le monde a eu une enfance, temps béni non de l'origine mais du commencement. Le corps physique que nous possédons est le même que celui de notre enfance et pourtant il est autre. Pour devenir un Homme il ne faut donc pas quitter un corps mais vouloir que celui-ci se transforme. Ce corps ne peut jamais se suffire à lui-même, il doit recevoir une multitude d'éléments extérieurs et se composer avec d'autres corps pour à la fois grandir et former une communauté dans laquelle il pourra vivre. Ce mouvement n'est pas celui de l'origine, d'une identité commune, mais d'une communauté à construire avec ceux qui ont la bonne volonté, particulière puis générale, de la réaliser.
(1) L'œuvre de Schopenhauer est également une grande entreprise de "désidentification".
(2) L'identité une fable philosophique (Puf - 2011).
(3) « Ne t’imagine jamais ne pas être autrement que ce qui pourrait sembler aux autres que ce que tu étais ou aurais pu être n’était pas autrement que ce que tu avais été leur aurait semblé être autrement. » (Alice aux pays des merveilles - Lewis Carroll).
(4) Ernest Renan - Qu'est-ce qu'une nation ? - I (Mille et une nuits).