"Paul n'est en effet pas pour moi un apôtre ou un saint. Je n'ai que faire de la Nouvelle qu'il déclare, ou du culte qui lui fut voué. Mais il est une figure subjective de première importance. J'ai toujours lu les épîtres comme on revient aux textes classiques qui nous sont particulièrement familiers, chemins frayés, détails abolis, puissance intacte. Aucune transcendance, pour moi, rien de sacré, parfaite égalité de cette oeuvre avec toute autre, dès lors qu'elle me touche personnellement. Un homme a durement inscrit ces phrases, ces adresses véhémentes et tendres, et nous pouvons y puiser librement, sans dévotion ni répulsion. Et d'autant plus, en ce qui me concerne, qu'héréditairement irreligieux, voire, par mes quatre grands-parents instituteurs, dressé plutôt dans le désir d'écraser l'infamie cléricale, j'avais rencontré tard les épîtres, comme on fait de textes curieux, dont la poétique étonne.
Je n'ai au fond jamais vraiment raccordé Paul à la religion. Ce n'est pas selon ce registre, ou pour témoigner d'une foi quelconque, ni même d'une antifoi, que je m'y suis, de longue date, intéressé. Pas plus à vrai dire — mais le saisissement fut moindre — que je ne me suis emparé de Pascal, de Kierkegaard, ou de Claudel, à partir de ce qu'il y avait d'explicite dans leur prédication chrétienne. De toute façon, le chaudron où cuit ce qui sera une oeuvre d'art et de pensée est rempli jusqu'à la gueule d'impuretés innommables, il y rentre des obsessions, des croyances, des labyrinthes enfantins, des perversions diverses, des souvenirs impartageables, des lectures de bric et de broc, pas mal d'âneries et de chimères. Entrer dans cette chimie ne sert pas à grand-chose.
Pour moi, Paul est un penseur-poète de l'événement, en même temps que celui qui pratique et énonce des traits invariants de ce qu'on peut appeler la figure militante. Il fait surgir la connexion, intégralement humaine, et dont le destin me fascine, entre l'idée générale d'une rupture, d'un basculement, et celle d'une pensée-pratique, qui est la matérialité subjective de cette rupture."
Alain Badiou, "Saint Paul", Presses Universitaires de France, 1997.