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Billet de blog 26 septembre 2009

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Jacques Rancière, "l'art de l'émancipation" et "la question du temps"

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"Lawrence Liang : Commençons par une question qui nous aidera à amener ceux qui ne sont pas familiers de votre oeuvre au coeur de "La Nuit des prolétaires". Pourquoi un ouvrier qui compose des vers est-il plus dangereux que celui qui chante des chants révolutionnaires ?

Jacques Rancière : Je n'ai pas exactement dit que l'un était plus dangereux que l'autre. Il faut voir les choses historiquement. Le fait est que, dans la France des années 1830, beaucoup d'ouvriers faisaient des vers, de la littérature et que la bourgeoisie sentait un danger dans cette entrée des ouvriers dans le monde de la pensée et de la culture. Quand des ouvriers luttent, ils sont censés être dans leur monde et dans leur rôle : les ouvriers sont censés travailler, être mécontents de leurs salaires et de leurs conditions de travail, lutter, et puis recommencer à travailler, recommencer à lutter, etc. Mais quand des ouvriers essaient d'écrire des vers et veulent devenir écrivains ou philosophes, cela signifie un déplacement par rapport à leur identité de travailleurs. La chose importante est ce déplacement, cette désidentification. Je n'ai pas voulu dire que tous ceux qui se mettaient à écrire des vers étaient entrés dans un processus révolutionnaire ou rien de tel. J'ai essayé de montrer qu'il n'y avait pas de réelle opposition entre les deux. C'était un mouvement global de gens qui sortaient de leur condition."

Jacques Rancière :

"Dans l'idée d'émancipation intellectuelle, telle que j'ai essayé de la penser, il n'y a pas de distinction entre l'idée que, aujourd'hui, on lutte, on construit, on prépare l'avenir et ainsi l'avenir sera radieux. L'art de l'émancipation consiste justement à sortir de la relation entre les moyens et les fins qui, dans la tradition de gauche, est représentée par l'idée qu'on crée les armes du futur, les conditions d'un avenir meilleur, ce qui suppose une certaine foi dans la nécessité historique. Mais l'idée qui est au coeur de l'émancipation est que ce temps est de tous les jours. Cela ne veut pas dire qu'on est englouti dans la quotidienneté mais que la question du temps ne doit pas être posée en termes de présent et de futur, elle doit être posée en relation avec l'ici et maintenant comme l'opposition entre le temps comme forme de contrainte et le temps comme possibilité de liberté. Et ce qui était important dans "La Nuit des prolétaires", c'était cette idée de subversion du temps qui a lieu dans l'ici et maintenant. Mon point est que l'idée du futur, du temps différé appartient à un usage du temps comme interdit : "vous pouvez avoir cela dans le futur, pas dans le présent". Le temps est l'alibi de l'interdit. Les idées du processus historique et de la nécessité historique appartiennent à cette idée répressive du temps. Car le problème est de savoir si l'on peut ou si l'on ne peut pas, si on emploie le temps pour affirmer "oui, nous pouvons" ou "non, nous ne pouvons pas", ce qui veut dire en fait : "non, vous ne pouvez pas"."

"L'émancipation est-elle une chose du passé ?", entretien avec Jacques Rancière, propos recueillis par Lawrence Liang, dans "Et tant pis pour les gens fatigués" (Editions Amsterdam, 2009).

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