Le tremblement de terre en Turquie : Le désastre du régime d'un seul homme [1]
Les médias internationaux regorgent d'articles sur le tremblement de terre qui a frappé la Turquie et la Syrie, mais ils ne voient pas la responsabilité et le rôle du régime au pouvoir dans cette calamité. La destruction totale de la région par le tremblement de terre est un reflet frappant de l'effondrement total des fonctions les plus élémentaires de l'appareil d'État dirigé par le gouvernement AKP.
Nous avons été témoins de scènes horribles ; des êtres chers sont restés sous les décombres pendant plus de trois jours, alors que les gens qui attendaient désespérément les équipes de secours ne pouvaient rien faire pour eux. L'impuissance absolue se répandant partout dans la ville, nous, les habitants, avons vu comment nos familles ont vécu les pires moments de leur vie. Alors que l’espoir s’éteint peu à peu pour ceux qui sont sous les décombres, la situation des survivants n'est pas meilleure. Aucun produit de première nécessité n'est disponible pour le moment. L'électricité, l'eau potable, le chauffage, les sanitaires et les abris sont hors de portée[2].
Il y a peu de bâtiments intacts dans une ville de près d'un million d'habitants comprenant Samandag, Antakya, Iskenderun et ses environs. En tant qu'habitants, nous ne pouvons plus parler d'une ville que nous appelons la nôtre. Il n'y a plus d'histoire dans cette ancienne cité grecque qui fut tour à tour romaine, byzantine, arabe, sassanide, latine, mamelouke, ottomane, syrienne, française (durant le Mandat) et turque. Le présent de la ville a pris sa place parmi les couches d'histoire qui la sous-tendent[3].
Mais ce n'est pas seulement l’effondrement de la ville auquel nous avons assisté. Nous assistons également à l'effondrement de l'une des formes les plus dépravées de régime autoritaire : celle où les populations ont échangé leurs libertés contre la sécurité. Or, il s'est avéré que c'est l'État qui mettait activement leurs vies en danger, sans parler de son incapacité à les sécuriser. Le silence assourdissant des membres éminents du gouvernement s'ajoute à l'absence de toute aide officielle, même 30 heures après l'impact initial[4]. Toute la province de Hatay a été livrée à elle-même alors que les jours passaient et que les gens suffoquaient sous les décombres. Malgré toutes les taxes collectées pour les futurs tremblements de terre depuis le grand tremblement de terre frappant Istanbul et ses environs en 1999, il s'est malheureusement avéré qu'il n'y a eu aucune préparation pour le jour à venir[5].
Pendant des années, toutes les voix dissidentes possibles ont été réprimées par l'AKP sous le prétexte de la sécurité. Sa réaction à la calamité n'a pas été différente à cet égard : même dans une situation aussi catastrophique, la priorité du gouvernement a été d’identifier les personnes qui critiquaient leur incapacité [6]. Le gouvernement n'a cherché à dissimuler son incapacité absolue à prendre des mesures pour sauver des vies humaines qu'en instrumentalisant les lois les plus bénignes pour persécuter les dissidents. Ce sont là les symptômes d'un système exécutif et judiciaire dépourvu de toute initiative pour prendre des décisions au nom du peuple. Les cris des populations dans les rues ont été jugés plus importants que les cris de ceux qui sont sous les décombres. Le régime de l'AKP a passé des décennies à essayer de saper l'emprise de l'armée sur l'organisation politique[7], mais il n'a pas réussi à l'appeler à l'action au moment où elle est le plus nécessaire.
La dévastation de blocs urbains entiers, d'écoles et d'hôpitaux récemment construits est le résultat désastreux mais attendu de politiques urbaines et environnementales à courte vue et non scientifiques. Le mépris de toute réglementation a été rendu possible par la politique délibérée de corruption aux niveaux local et national. Même ce qu'ils ont présenté comme leurs plus brillants succès, tels que le boom économique et l'urbanisation induits par la construction, n'ont fait que s'effondrer devant les masses de décombres que l'on appelait autrefois des villes.
Il y a aussi toujours eu une politique rusée du régime concernant la composition démographique de la ville de Hatay. La population d’Antakya (Antioche), composée principalement d'alaouites (une minorité syncrétique d’inspiration chiite et fortement attachée à la laïcité) qui se sont opposés au gouvernement AKP, est maintenant d'autant plus exposée à la politique d'ingénierie sociale du gouvernement. Ils avaient déjà commencé à re-découper les principales circonscriptions de Hatay selon des critères confessionnels afin de s'assurer une victoire électorale (un très bon exemple de "gerrymandering" en Turquie). Des régions dominées par les alaouites (Defne et Arsuz) ont été englouties dans les districts principaux d'Antakya et d'Iskenderun pour garantir le succès électoral de l'AKP[8].
Le tremblement de terre est le plus récent d'une série d'événements qui ont révélé l'illégitimité totale du régime au pouvoir. Les habitants de la région ayant été frappés par la catastrophe, il nous a semblé essentiel qu'un autre récit de ce qui se passait circule dans la communauté internationale.
Nail ARAS, ancien habitant d’Antioche
Doctorant au sein de l’EXPERICE
[1] https://carnegieeurope.eu/2022/02/22/turkey-under-erdo-how-country-turned-from-democracy-and-west-pub-86045
[2] https://www.la-croix.com/Monde/Seisme-Turquie-Antakya-linsoutenable-attente-secours-2023-02-07-1201254134
[3] https://www.duvarenglish.com/turkeys-hatay-province-in-crisis-after-two-major-quakes-news-61792
[4] https://www.bbc.com/news/world-europe-64566296
[5] https://www.duvarenglish.com/destroyed-state-hospital-in-hatay-not-earthquake-resistant-2012-dated-report-shows-news-61807)
[6] https://www.washingtonpost.com/world/2023/02/08/erdogan-turkey-aftermath-earthquake-politics/
[7] https://orientxxi.info/magazine/question-mark-over-the-turkish-army-s-place-in-politics,5202
[8] Voir la carte : https://www.harita.gov.tr/urun/hatay-mulk-idare-il-haritasi/399