Hippolyte Broud

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Billet de blog 1 février 2015

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Où est passée ma robe de chambre ?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Depuis bientôt cinq mois, j’ai quitté Paris pour entamer des études de lettres classiques à Londres. Abandonnant l’appartement spacieux et cossu de mes parents, je vis désormais dans un petit studio de quinze mètres carrés non loin de Holborn. Le changement est catégorique : moi qui étais habitué à la pierre de taille, aux petites rues étroites et au beau temps, me voici confronté à d’énormes boulevards de briques rouges sur lesquelles la pluie s’abat avec une ardeur sans pareil. J’aimerais pouvoir vous dire que tel Barbara, je suis « épanouie, ravie », mais en vérité, mes similitudes avec l’admirable personnage du poème de Prévert ne dépassent pas le ruissèlement ! Dieu sait pourtant si j’ai des raisons d’être heureux : me voici, dans l’une des plus belles villes du monde, libre de m’adonner à l’étude de la civilisation romaine à laquelle je voue une si grande passion. Pendant quatre ans, je vais pouvoir plonger dans les textes des Anciens et m’imprégner de leur sagesse en recréant autour de moi l’otium studiosum le plus parfait ! Déjà lorsque je quittais le continent, en bon disciple des Stoïciens, je m’astreignais à me détacher des choses matérielles, et je choisissais scrupuleusement chacun des objets que je comptais emporter en essayant de déterminer s’il était « vraiment utile ». Livres, vêtements, souvenirs, tout devait être réduit au strict nécessaire. Une telle décision implique une véritable réflexion, et je dois bien l’avouer aujourd’hui, j’ai fait preuve à ce moment-là d’une certaine suffisance. Comprenez-moi : pris par l’ivresse qu’occasionne le départ de la demeure familiale, véritable passage à l’âge adulte, beaucoup plus efficient – que ma grand-mère m’excuse !- que l’accomplissement de la Bar-Mitsva, et premier pas vers l’accession à une certaine liberté; je me suis voulu fort, résolu, si bien que je me suis adonné à la confection de ma valise avec une frénésie et  une distraction, bien éloignées de la gravitas du mos maiorum !

Comme je l’ai regretté par la suite ! En effet, dans mon petit studio, pittoresque certes, mais il faut l’avouer, assez sinistre, je n’ai pas tardé à  me retrouver bien seul au milieu de l’intérieur d’ascète que je m’étais construit. J’étais tiraillé par une sensation de manque terriblement lancinante. Ce manque s’est révélé être très prosaïque, trop, pour entrer dans la catégorie des biens essentiels que prônent les Antiques ; mais je ne peux  m’empêcher de penser que Sénèque m’aurait compris si l’objet de mes désirs avait existé de son temps. Son nom résonnait dans ma tête sur la musique de la célèbre chanson de Jean Constantin, mon crâne souffrait de la violence de cette question scandée qu’accompagnait un rythme de tam tam : « où est passée ma robe de chambre ? ».

Dans ma volonté de me séparer des fioritures inutiles de la vie bourgeoise, j’avais laissé ma robe de chambre à Paris ! Je ne comprends toujours pas comment mon esprit a pu, pendant les quelques instants fatidiques du bouclage de la valise, limiter la robe de chambre à un accessoire grotesque tout juste bon à sangler la bedaine des personnages de Feydeau. Dire que j’ai osé faire de la robe de chambre une vieillerie, une subsistance de certaines de nos mœurs les plus contraignantes alors qu’elle est tout le contraire !

Lorsque Sacha Guitry jouait

Un soir quand on est seul sur les planches du théâtre des Bouffes Parisiens en 1917, il revêtait une longue robe de chambre en velours

noir complétant le tableau qu’il avait dressé du poète dans toute sa splendeur et son raffinement. Il commençait cette charmante fantaisie en un acte par ces mots : « la liberté, l’exquise liberté ». En quelques instants, Guitry avait, à mon avis, souligné le plus merveilleusement du monde ce rapport si particulier qu’entretiennent certains artistes avec la robe de chambre. La robe de chambre peut être pour l’artiste un outil qui prend une place essentielle dans le processus de création. Elle est la salopette de l’ouvrier, le tablier de l’artisan, ce vêtement de travail parfaitement adéquat pour la tâche à accomplir. L’artiste a besoin d’aisance, de se sentir libre de toute contrainte lorsqu’il crée ; et qui peut mieux lui offrir cette sensation de bien-être que l’admirable robe de chambre ? Pas besoin d’être un grand écrivain ou un comédien illustre pour témoigner du confort incomparable qu’elle nous apporte ! 

Pour ma part, je connais peu de plaisirs aussi grands que celui de lire quelques pages de mes auteurs préférés les longs dimanches d’hiver, une tasse de thé d’un côté, les concerti de Haendel qui raisonnent de l’autre, bien enveloppé dans mon doux morceau de tissu en tartan écossais ! Certains trouveront que cette attitude est celle d’un poseur, un de ces Legrandin, qui professent un désintéressement absolu de toutes préoccupations pratiques et sociales, alors qu’ils se regardent le nombril en ne rêvant que de pompe et de reconnaissance. Ces gens-là sont, comme on disait au XVIIe siècle, des honnêtes hommes et cette pensée, empreinte de raison et de sagesse les honore. Néanmoins, qu’ils fassent preuve d’un peu de bienveillance pour les Des Esseintes en puissance qui noient quelquefois leur spleen dans des flots de tisane et d’esthétisme débridés ! Tant que ce comportement n’est qu’occasionnel, il n’a rien de révoltant. Il faut sur ce point prendre exemple sur Van Buck, qui, dès la première scène de Il ne faut jurer de rien, gourmande son neveu avec une tendresse touchante sur sa manie de porter des robes de chambre à fleurs quand il le reçoit ! Il est aisé d’imaginer Musset dans une situation similaire, où il prendrait évidemment la place du neveu !

Musset n’est pas le seul porteur de robe de chambre à avoir beaucoup d’humour et de recul sur son état. Le porteur de robe de chambre n’hésite pas à se moquer de lui-même, car dans le fond, porter cet habit est pour lui un jeu. Jean Le Poulain, lorsqu’il recevait, ne manquait jamais d’enfiler sa robe de chambre « lamée or » comme il aimait à la qualifier avec un sourire gourmand. Ce grand enfant s’était créé un petit théâtre bien à lui au milieu de l’écrin que constituait son appartement de style Napoléon III en plein cœur du palais royal. Au milieu des grandes fresques qu’il avait fait peindre, le représentant dans tous les grands rôles du répertoire (même ceux qu’il n’avait pas joués

 !) la robe de chambre faisait office de « cerise sur le gâteau ». Je ne peux pas m’empêcher de l’imaginer déambulant dans ces grandes pièces d’apparat, précieux et affairé, petit Jules II de la comédie française !

Guitry aussi aimait à se mettre en scène. Que ce soit sur les planches devant des centaines de spectateurs, où lors de réunions intimes dans son hôtel particulier de l’avenue Elysée-Reclus, il adorait se vêtir d’une belle robe de chambre qui ne manquait jamais de faire impression. Paul Léautaud dont les compliments qui parsèment son journal littéraire se comptent sur les doigts d’une main, écrit le 12 décembre 1946 ces quelques lignes admiratives : «  Il était vêtu d’une robe de chambre d’hiver, confortable, où le vert, le rouge, et le marron se mêlaient  avec un foulard réunissant les trois couleurs (…) au total, avec ce visage de comédien, si expressif, un beau portrait en pied à peindre, école du XVIIIe, La Tour par exemple. »

En effet, il devait être beau ce cher Sacha ! Le sens du décorum, il l’avait plus que personne. Pourtant, je ne peux m’empêcher de me demander si pour lui, la robe de chambre n’était qu’un accessoire d’apparat. N’était-ce pas aussi un moyen de se cacher, lui qui avait tellement honte de sa silhouette imposante ? Par son caractère flasque et ample, la robe de chambre permet de « flouter notre silhouette », de faire disparaître tel ou tel détail de notre anatomie qui serait de nature à provoquer en nous les complexes les plus profonds ! Que l’on soit petit et gros, grand et maigre, phtisique, bossu, ou cul de jatte, elle fait toujours de nous une masse aérienne, à peine esquissée par les mouvements du tissu. Un véritable uniforme qui garantit, si ce n’est l’égalité sociale (une robe de chambre Sulka et une robe de chambre Monoprix ne font pas le même effet !), en tout cas l’égalité des formes physiques !

Si elle est à la portée de tous les corps, elle-même ne peut pas tout porter ! Le terme d’ « accessoire », qu’on lui attribue généralement lui va bien mal ; et il faut lui préférer son contraire, l’adjectif « essentiel », seul capable de mettre en valeur sa beauté et son importance. Regardez tous ceux qu’en quelques lignes elle évoque ! Elle n’est pas dans ma chambre, et pourtant, par sa seule allusion, j’ai pu cet après-midi, traverser les siècles, admirer les auteurs, voir défiler devant mes yeux des personnalités dont l’excentricité et la drôlerie m’ont emmené loin de la grisaille de mon petit studio.

Je les imagine tous : Guitry, Le Poulain, Musset, Des Esseintes, …et d’autres encore qui viennent prendre part à une de ces réunions incongrues, désordres, dont l’imagination seule a le secret ! Robert Hirsch court comme un cabri et monte sur l’armoire, laissant flotter les pans de son kimono de soie noire ; André Gide, beaucoup plus statique, a apporté avec lui son béret, sa robe de chambre ébène, son énorme théière remplie de tisane et lit de sa belle voix de tragédien quelques pages de Si le grain ne meurt !

 Tout à coup, voilà que Guitry se retourne (il a beau être dans ma chambre, il n’en reste pas moins le maître !) et s’écrie : « Jacqueline Delubac, voulez-vous bien venir ! ». A son regard complaisant, on comprend que le ton injonctif qu’il a pris n’est pas sérieux. Moi-même je ne peux m’empêcher de sourire, car c’est un bien beau tableau qui défile devant mes yeux : Jacqueline Delubac paraît dans sa robe de chambre bleu roi qui sied merveilleusement à ses grands yeux sombres. Cela me fait penser que trois ans auparavant, ce vêtement de la comédienne s’est vendu une bouchée de pain à Drouot. Même devant le spectacle de la beauté, je reste très prosaïque, c’est mon côté romain ! 

Tous ces êtres merveilleux qui me réchauffent de leur présence par l’intermédiaire de ma  robe de chambre… Un véritable petit panthéon de quinze mètres carrés qui n’a rien à envier à la montagne Sainte Geneviève !  Evidemment, la présence d’une robe de chambre n’atteint pas l’intensité d’une présence humaine : sa conversation est nettement plus limitée, et bien qu’elle inspire de belles images, celles-ci paraissent  très fades face à la réalité des êtres chers. Mais on aura beau dire, c’est tout de même quelque chose, au moins de quoi combler les heures creuses d’un dimanche après-midi ! Ainsi, si Lamartine venait un jour lui aussi dans ma chambre, me poser sa célèbre question : « Objets inanimés avez-vous donc une âme ? », je lui répondrais fièrement et sans hésitation aucune : « très certainement Monsieur, et même plusieurs ! ».

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