Le monde chauffe et s’échauffe, les feux s’étendent, nos espaces de vie se réduisent, la terre craque, se fissure, les ténèbres s’infiltrent de toutes parts. Sans filtre. L’horizon s’obscurcit. L’air devient irrespirable.
Dans la préface de ma BD reportage Le Murmure de la mer, Caroline Abu-Sada alors directrice suisse de SOS Méditerranée, écrivait en décembre 2023 que le monde avait perdu sa boussole, qu’en Méditerranée comme à Gaza on n’arrivait plus à compter les morts.
Presque deux ans plus tard le constat est toujours plus édifiant, toujours plus terrifiant, toujours plus suffoquant. Les morts s’accumulent toujours plus dans l’enclave palestinienne, dans cette prison israélienne. Les morts s’accumulent au-delà de la raison, au-delà du sens du décompte.
Plus de 62 000 morts recensés, dont 83% de civils, d’hommes, de femmes, d’enfants, d’innocents. Des centaines de milliers de blessés, amputés, traumatisés. 500 000 Palestiniens en proie à une famine organisée. Plus de deux millions de personnes déplacées, deux millions d’otages dont nous ne connaissons pas les visages, empêchés de vivre, de survivre, dans un pays, pour ce qu’il en reste, totalement rasé.
Habitations, hôpitaux, universités, champs agricoles, cimetières. Il ne reste rien. La vie, l’éducation, les soins, la mémoire, l’espoir, l’histoire, la mémoire, les rêves, tout est détruit. Un écocide (destruction de l’environnement), un culturicide (tuer le sens de l’identité), un domicide (tuer le foyer) un éducide (la mise à mort du savoir) un urbicide (tuer une ville), un futuricide, un génocide. Il faut inventer des mots donc décrire l’indescriptible. Pour rendre compte.
Les journalistes, les reporters sont interdits d’entrer dans cette prison depuis le 7 octobre. L’histoire est interdite. Elle est écrite par ceux qui bâillonnent. Les morts ne parlent pas, les survivants sont tus.
Près de 250 journalistes ont été visés, tués. Plus que pendant toutes les guerres du XXe et du XXIe siècle réunies. Un seul d’entre eux devrait occuper tous nos écrans, nos consciences, nous devrions tous être Gazaoui comme nous étions tous Charlie. Plus de 1500 humanitaires ont été massacrés. Par Israël, armée et soutenue par l’Occident, par l’empire. Par nous. Par le pire.
Cette quantité de morts et d’atrocités ne se situent pas dans le vaste monde mais dans un territoire grand comme la ville de Toulon. Il n’y a pas de noms, pas d‘identification, ni raison ni oraison, sinon la justification d‘une répression sans bornes, et celui d’une déshumanisation totale, d’un territoire hors du droit, dont les frontières s’étirent inexorablement, dans un silence médiatique et politique assourdissant et complice.
Ceux qui soutiennent le regard, continuent de voir, résistent, manifestent pour le droit - manifestent pour le droit - partout ailleurs dans le monde, sont interdits : pour antisémitisme, pour apologie du terrorisme, pour un drapeau, pour des larmes contre les armes, pour continuer à croire aux droits des peuples, pour continuer à croire aux textes que l’on a écrits et qui nous protègent.
Le monde n’a pas simplement perdu sa boussole, ses aiguilles se sont aiguisées, dirigées toutes dans le même sens, celui des colons contre les colonisés, de la « civilisation contre la barbarie », des États, du pouvoir, contre le peuple, et ils sont sans pitié. Chaque jour recommencé, chaque jour. Depuis toujours.
Chaque jour, les morts s‘accumulent en Méditerranée, depuis plus de dix ans. Loin des radars, loin des regards. Là aussi le travail est fait pour éloigner tous les témoins. Plus de 40 000 exilés sont morts selon L’Organisation internationale des migrations (OIM)1 depuis 2014 dans l’anonymat : noyés, disparus, oubliés, dans cette immense fosse commune. Pas de noms, pas d’histoire, pas de témoins, pas de mémoire.
Dimanche 24 août l’Ocean Viking, le navire de secours de SOS Méditerranée, a été pris pour cible par un navire des garde-côtes libyens. Une centaine de balles ont été tirées sur le navire qui venait de porter secours à 87 rescapés. Des tirs fait pour tuer, contre des gens qui sauvent des vies. Des tirs fait pour tuer des personnes qui sauvent l’humanité. Les garde-côtes libyens ne sont pas des pirates, ils sont armés et équipés par l’Italie, par l’Europe, pour externaliser nos frontières. Dimanche 24 août, une centaine de balles européenne ont été tirées sur un navire ambulance au cœur de la Méditerranée, au cœur de l’été. Sur notre humanité.
Sur ce qu’il reste de notre humanité. Sur la société civile, les citoyens, les ONG qui continuent à braver la tempête au-delà des États, en vertu du droit. Pour sauver et nous sauver de la tempête qui s’abat, des orages à venir et de nos droits qui volent en éclats.
On arrive donc aujourd’hui, à Gaza et en Méditerranée, pour ne prendre que ces deux exemples-là, à tuer ou tenter de tuer les gens qui sauvent, qui témoignent, en toute impunité. Empêcher le secours et le témoignage. La vie et l’histoire.
Une flottille de citoyens, d’humains, de plus de 40 pays, va prendre la mer le 31 août en direction de Gaza : la Global Sumud Flotilla. Sumud signifie persévérance inébranlable. Il en faut pour y croire. Pour ne pas se résigner, pour ne pas abandonner. Pour tenter de briser le blocus israélien, pour réveiller nos consciences, pour nous sauver de l’indifférence. L’antenne française s’appelle Waves of Freedom. Elle a été créée par deux médecins français qui ont effectué plusieurs missions humanitaires à Gaza. Par deux humains qui ont vu l’humanité s’effondrer. Par deux humains qui ont vu le plus jamais ça tomber à chaque corps d’enfant, à chaque corps d’innocent. Qui refusent de baisser les bras et prennent la mer pour la première fois.
Ces citoyens sont des sentinelles, à l’instar des sauveteurs de l’Ocean Viking et des rares autres ONG en Méditerranée, à l’instar des derniers journalistes vivants et des humanitaires témoins à Gaza, à l’instar de tous ces citoyens dans le monde qui manifestent chaque semaine pour nos droits.
Ce sont des résistants, des points d’équilibre à ce monde qui bascule. Des étoiles dans la nuit qui vient. Ils se battent pour ceux qui n’ont plus de voix, ils se battent pour nous, avec pour seule arme la beauté qu’ils portent en eux, que nous portons tous au fond de nous. Avec pour seule arme la justice et le droit. C’est tout ce qu’il nous reste.
Accompagnons-les. Donnons-leur de la voix. Protégeons-les en les rendant visible. Avant que tout ne disparaisse dans la fosse commune de notre inconscience.
Hippolyte
1. Le chiffre du nombre de personnes ayant péri en méditerranée centrale depuis 2014 est une estimation faible. Si une embarcation sombre en mer sans témoin, ni survivants pour donner le nombre de passagers, elle ne peut être comptabilisée.