Ce n'est donc pas la belle lettre du poilu allemand Hugo Muller (1892-1916) qui est honorée et promue ces jours-ci, fraternelle par-delà les tranchées et les frontières, mais la mémoire de Philippe Pétain, "héros de Verdun" pendant la Grande guerre, puis "Chef de l’État français" lors de la seconde.
Et c'est une autre lettre qui pourrait éclairer le débat qui s'ouvre, celle d'un Alsacien, Alphonse Irjud (1919-2016), qui sous couvert d'anonymat s'adresse à Philippe Pétain le 27 octobre 1943 :
« Monsieur le Maréchal,
Je tiens à vous annoncer la mort de mon frère, tué sur le front de Russie sous l’uniforme boche qu’il abhorrait. Il est mort, comme sont morts déjà 3600 au moins de nos camarades d’Alsace et de Lorraine. Ils sont morts parce qu’ils ont été livrés au mépris de toute justice […] à la domination de « l’étranger ». Et vous, maréchal de France, vous êtes complice de ce forfait.
Je ne veux pas parler des milliers de personnes jetées dans le camp de concentration de Schirmeck, partageant ainsi les souffrances et les tortures de leurs frères de France. […] Ce n’est que de ces Alsaciens et Lorrains mobilisés dans l’armée allemande que je viens vous entretenir. […]
Nous avons été annexés au mépris de toute justice. Il n’est pas d’exemple dans l’histoire, cette Histoire dont vous réclamez le jugement, qu’une population ait été enrôlée dans l’armée du vainqueur avant la conclusion de la paix. […] Nous attendions un mot de vous qui prétendiez représenter la France. […] Et nous avons souffert de votre silence […]. Vous n’avez jamais protesté ouvertement […].
Vous, vous êtes entré dans l’Histoire avec le titre de vainqueur de Verdun. Vous y resterez avec le nom de Philippe le Prostitué. Car vous avez prostitué votre gloire, ou plutôt la gloire que cinq cent mille braves, par leur mort, vous ont léguée. Et vous n’avez d’autre excuse que votre sénilité. »
On notera la clémence du jeune homme lorsqu'il évoque la "sénilité" du maréchal. L'histoire, désormais, retient la clairvoyance de Philippe Pétain jusqu'à ses heures les plus sinistres...
Et comme l'Histoire est enquête et leçon de Vie, publions ici cette belle lettre de l'un de ceux qui, tout petit, a eu la plus belle des réflexions, soit Hugo Muller, Landser (poilu) allemand auquel l'existence aura si peu accordé mais qui aura compris l'essentiel :
« A ma lettre je joins une carte postale aux armées d’un soldat français… Elle vient du portefeuille d’un Français tué. Il est des plus intéressant d’étudier la correspondance des Français tués ou prisonniers. Exactement comme chez nous revient aussi là-bas très souvent la question : quand cela finira-t-il ?
A mon étonnement jamais je n’ai lu à vrai dire de remarques haineuses ou défavorables envers l’Allemagne ou les soldats allemands. Par contre dans beaucoup de lettres de leurs parents on parle de la ferme croyance en la justice de leur cause, comme en l’assurance de la victoire. Dans chaque lettre, mère, femme, fiancée, enfants, amis, dont les photographies étaient souvent jointes, espéraient un retour joyeux et prochain, et maintenant ils gisent tous là, morts et à peine enfouis entre les tranchées et au-dessus d’eux les balles sifflent et les obus chantent leur horrible chant de mort. Tant mieux pour ceux que nous ou ceux d’en face, avons pu au moins enterrer à peu près décemment ; mais encore aujourd’hui il y a des lambeaux de corps humains dans les barbelés. Devant notre tranchée, il y a peu de temps, il y avait encore une main avec une alliance, à quelques mètres de là il y avait un avant-bras dont il ne restera finalement que les os. Que la chair humaine semble bonne pour les rats ! C’est affreux.
Qui ne connaît pas la terreur l’apprend ici… Si la nuit je vais seul par les tranchées […], ici et là on entend des bruits et à tout moment un soldat noir peut vous sauter à la gorge. Par une nuit d’encre c’est parfois réellement terrifiant ; mais avec le temps je me suis habitué et je suis devenu aussi indifférent que nos [poilus]. La guerre abrutit le cœur et les sentiments ; elle rend l’homme indifférent face à tout ce qui, autrefois, le troublait et l’émouvait : cependant cet endurcissement, cette dureté et cette cruauté devant le destin et la mort sont nécessaires dans la rage des combats auxquels conduit la guerre de tranchées. Celui qui laisserait influencer son cœur par toute la tragédie des multiples événements qu’apporte ici un jour normal, celui-là perdrait la raison ou bien devrait courir vers l’ennemi avec les bras levés. »