Un Gilet jaune ; un sénateur.

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L’attaque du sénateur est cinglante, humiliante, improbable dans un lieu censé être celui de la sagesse. On croirait le Gorafi ou l’une de ces fake news au sujet desquelles l’Élysée nous dit sa nécessité d’agir… tout en pratiquant l’exercice pour dédouaner un conseiller, ou garde du corps ou porteur de valises de champions du ballon rond, saura-t-on jamais ? Un très proche à l’origine du réveil, assurément. Et une offensive autrement blessante que celle d’un LBD se fichant dans un œil à 320 km/h… Soit l’offensive du sénateur de l’Allier à l’adresse des Gilets jaunes.
Un Gilet jaune :
Opposons au visage du sénateur qui refait surface, celui d’un Gilet jaune notamment célébré par des graffeurs dans le XIIIe arrondissement de la capitale. Consacré par les arts, lui, un concitoyen touché par l’hommage et qui sait que le « nettoyage » des murs ne pourra pas emporter les photographies que se partagent des multitudes reconnaissantes et émues.
Ainsi, étoile parmi les étoiles de la constellation « jaune printemps » : Jérôme Rodrigues. Jeune quadragénaire, comme Emmanuel Macron, tient-il à préciser devant tel amphithéâtre attentif et enthousiaste de Gilets jaunes et autres concitoyens (on fait appel à lui dans tout l’hexagone pour comprendre, partager, s’élever), ou tel média, le jeune homme a percé les écrans qui ont bien voulu rendre compte de l’éveil populaire incontestablement historique qui redonne espoirs aux uns, irrite ou fait douter voire trembler les autres. Et c’est devant un écran toujours, que sa fille découvre l’impensable : alors qu’il s’extrait pour un moment des flux militants, la force de frappe de la République lui explose l’œil, un certain 26 janvier à Bastille, au cœur d’un hiver qui décidément n’en est pas un. Les médecins sont prudents, inquiets aussi. Leur verdict finira par tomber : l’œil est perdu. Papa est éborgné. Papa pleure. Papa s’inquiète pour demain, lui qui a été « élevé dans la culture du travail, père Portugais oblige » comme il aime le rappeler.
Mais il ne renonce pas au cycle des incroyables samedis, ces actes qui le mènent, le suivent et l’accompagnent, lui ce natif du 9.3. A l’exception du premier rassemblement populaire (car bloqué sur le chemin de la capitale par un convoi de voitures, et il en sourit encore), il en est. Et s’il le faut, avec une cravate… jaune tout de même, lorsqu’il s’agit de toiser les tours de la Défense, un de ces lieux emblématiques de la mondialisation néolibérale, financière, essentiellement financière. Avec son cortège de drames sociaux et environnementaux. Tel un trou noir engloutissant jusqu’à la Cité, comme cette République française dont la constitution, sous la Ve, affirme le principe du « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ». Un principe oublié, bafoué, souillé, qui est fils de la triade « Liberté Égalité Fraternité », devise non moins violentée. Mais même dans ces lieux, et sans soulever le moindre pavé (la Défense en est très probablement dépourvue), il veille à souhaiter, en chantant et en entraînant le cortège, un heureux anniversaire à Marie, une Gilet jaune en fauteuil roulant, émue, presque incrédule : elle existe.
Un sénateur :
Face au Gilet jaune : Claude Malhuret. On peut se souvenir des droits de l’Homme confiés à un seul secrétariat d’Etat sous Jacques Chirac. La chose n’était pas anodine, inélégante certainement. Le nom de son hôte est désormais réactivé, depuis son fameux discours du mercredi 10 avril 2019. Du frêle visage d’alors, nous passons aux traits d’un homme muri par le temps. La débordante moustache a disparu, le cheveu rare est devenu inexistant, tout cela lui sied et augmente l’aura que l'on peut lui reconnaître. On sent l’élu au suffrage universel indirect, ainsi coopté par les siens (qui en douterait ?), convaincu de la justesse de son propos, sûr de sa verticalité, et dirait-on certain de l’irresponsabilité de son jugement (comment sinon, pourrait-il ignorer les caméras et le micro qui lui font face ?). A moins qu’il ne s’agisse d’une pure insulte (mais ce ne serait pas sage du tout) ou encore d’une méconnaissance absolue du terrain (chose autrement navrante).
Des mots et des mots :
« Si, comme disait Talleyrand, la politique est l’art d’agiter les peuples avant de s’en servir, alors nous avons pris une grande leçon de politique de quelques gouverneurs de ronds-points autoproclamés qui ont réussi à transformer en fureur la colère de quelques dizaines de milliers de personnes et à leur faire croire qu’ils sont à eux seuls le peuple français ».
« Il ne reste plus aujourd’hui dans les rues le samedi que quelques acharnés d’un mouvement sans but et sans programme, zigzagant le long des boulevards comme des canards décapités, s’enivrant de selfies sur fond de poubelles en feu en répétant « On ne lâche rien », sans qu’on sache d’ailleurs ce qu’ils tenaient. »
Claude Malhuret, 10 avril 2019, tribune de la chambre haute du Parlement (extraits)
Puis apprécions ces propos à l’aune de ce qu’a pu confier Jérôme Rodrigues dans des parenthèses de sérénité, loin des dangers des places, avenues, rues et impasses :
« Moi, j'étais sorti dans la rue pour essayer de faire comprendre à ce gouvernement qu'il est important qu'aujourd'hui, le peuple français puisse vivre dignement du salaire qu'il gagne, du travail qu'il accomplit - moi j'ai des valeurs de travail, j'ai été élevé de cette manière-là - et qu'il est regrettable qu'il ne l'entende pas. Un mouvement comme celui des Gilets jaunes [était attendu] depuis des années. […] On aurait dû faire ça en 2008 pendant la crise des banques qu'on nous a demandé de renflouer […] Je n’ai pas attendu que Macron dise de traverser la rue, j'ai traversé la France pour trouver du boulot et ça ne marche pas ». (AFP, 06.02.2019, publié le 04.04.2019)
« Les politiques mises en œuvre depuis 40 ans [ne vont] pas dans le sens du peuple, du bien-être, [et ont ce] côté déshumanisant, dépersonnalisant de l’ensemble de la population. […] C’est quand même tous ces petits travailleurs, tous ces petits patrons, qui aujourd’hui construisent chaque jour un peu plus ce beau pays dans lequel j’ai été élevé, éduqué à l’école républicaine, et à coups de cours d’Éducation civique. « Liberté Égalité Fraternité », une chose qu’aujourd’hui je ne reconnais carrément plus. […]
J’ai un « souvenir Facebook », une publication postée en 2014 qui parlait de la votation des Suisses, et de l’Europe qui n’était pas d’accord avec le mode de fonctionnement des Suisses. Et je disais que la France [devait prendre] exemple [car] la Suisse donnait la parole au peuple et que je trouvais ça très sympa. […] Et aujourd’hui, ça émerge avec la proposition du RIC par exemple. […]
On a un réel souci de démocratie en France. Ses fameuses valeurs républicaines dans lesquelles j’ai été instruit à l’école, je ne les reconnais plus parce qu’on m’a toujours dit « Tu as le droit à la liberté d’expression ». Et qu’est-ce qu’on reçoit en plus ? Un œil en moins, un pied en moins. Et ce n’est pas du tout le pays dans lequel j’ai été élevé, et là je m’inquiète énormément parce que c’est quoi ce président qui se permet de tirer sur son peuple ? Et le pire, c’est [de le voir] donner des leçons à d’autres pays en soif de démocratie. […]
Discutons, organisons des débats, pas celui, macronien, qui dans le fond peut être intéressant mais qui dans la forme est une réunion d’entre-soi […] Pour moi, les gens qui composent le mouvement sont « trans-politiques » parce que vous avez de tout […] et c’est ça aussi qui fait la beauté de la France parce que c’est avec tout ce « melting pot » d’idées [que l’on] pourra arriver à quelque chose de correct.
On vit dans des institutions archaïques qui ne représentent plus le peuple […]. Il va être important d’aller voter aux Européennes […] pour que chacun vote pour qui il veut […], le vote c’est personnel, je n’invite personne à voter pour qui que ce soit, mais j’invite surtout les gens à ne pas voter Macron […] ne pas voter blanc, car ce serait faire le jeu de Macron […]. Sa fameuse légitimité d’élection de président qui lui permet de tirer sur son peuple et de ne surtout pas l’écouter, et bien on va lui montrer qu’il n’est pas du tout légitime à l’échelle de l’Europe, et cela lui fera du bien […].
[Quant aux violences contre tel commerçant], je pense que ce sont des effets de loupe médiatique, on prend un commerçant qui a peut-être pris un peu plus cher et qui va forcément ne pas être content avec le mouvement et la façon avec laquelle il a été violenté, chose que je ne cautionne pas […]. Si j’ai pris la responsabilité de déclarer des manifs avec d’autres, c’était pour que le maximum de gens puisse donner de la voix. Et [au sujet] des petits papis et des petites mamies qui veulent descendre dans la rue, je ne suis pas là pour qu’ils se prennent des coups de bâton […], je n’ai pas envie qu’ils se fassent abimer […]. La violence n’engendre rien, mais elle a quand même engendré les droits de l’Homme […]. On peut ne pas la cautionner mais si aujourd’hui vous avez la possibilité de me poser des questions [il s’adresse à André Bercoff] et moi vous répondre librement, c’est qu’il y a des mecs en 1789 qui se sont battus pour cela. Il y a d’autres époques néfastes de notre histoire qui ne sont pas si vieilles que cela où on n’avait pas le droit de parler, et j’ai l’impression qu’on y revient aujourd’hui […]. Je pense qu’il faut s’inquiéter de cette espèce de déni de démocratie qu’est en train de mettre en place Macron […]. On utilise une arme de guerre contre le peuple français. A l’assemblée réveillez-vous les gars ! Que vous croyez en Macron ou aux idées de Macron, je peux l’entendre, mais on ne peut pas croire en l’idée qu’on tire sur son peuple. […]
Moi, quand je discute avec des petits papis et mamies dans la rue qui font le parallèle avec ce qui s’est passé dans notre histoire… J’ai eu la chance d’aller voir mon grand-père, il en a pleuré. Il m’a fait un parallèle qui est quand même très inquiétant. Mon grand-père a 87 ans, donc l’histoire il la connaît. […] Il faut entendre les anciens […] et si eux s’inquiètent, il faudrait peut-être que les jeunes s’inquiètent. […]
L’importance des ronds-points aujourd’hui [c’est qu’] on a récupéré la Fraternité. Il ne nous reste plus qu’à aller chercher la Liberté et l’Égalité. […]
Aujourd’hui on est chez soi, on a sa télé, on a son crédit. On prend la canicule où des papis et des mamies sont décédés, c’est parce qu’on ne va plus frapper aux portes pour savoir comment tu vas, ce que tu vis et comment tu le vis pour pouvoir s’aider et se donner la main. » (Sud Radio, 01.02.2019)
Mise en perspective :
Ainsi, alors que le pouvoir pseudo jupitérien trébuche, s’épuise à se ressourcer en organisant un monologue ou un entre-soi sous l’appellation « Grand débat » ; alors que ce président va jusqu’à élever des proches conseillers au rang de ministres (un triste recours de fin de mandat jusqu’ici et qui avoue les limites d’un vivier constitué via l’examen de CV d’individus ayant « réussi ») ; alors que les masques tombent en cascade, comme ces leviers d’une ascension dévoilés par un brillant Juan Branco déterminé à rester parmi les « riens » ; et alors que ce pouvoir emporte dans sa spirale infernale des institutions d’un autre temps (non pas, soyons-en sûrs, que nos aînés dédaignaient la démocratie), un ancien secrétaire d’Etat aux droits de l’Homme sous Jacques Chirac, ancien maire de Vichy, sénateur toujours, délivre sa lecture du mouvement à la tribune du Palais du Luxembourg. Les bancs des ministres sont garnis, autour du premier d’entre eux qui savoure son plaisir, entourés de très nombreux membres de la Chambre haute. Le moment est donc hors-sol. Le premier ministre jubile… L’horizon serait-il sang et larmes ?
Alors, que tiennent les Gilets jaunes, monsieur Malhuret, sénateur de l’Allier ?
Très certainement un bout de la souveraineté populaire dont on les dépouille par le scrutin majoritaire à deux tours d’une part, par la « démocratie représentative » (ce qui de l’aveu même de l’abbé Sieyès n’est pas une démocratie) d’autre part.
Que diffusent vos mots ?
Le sentiment d’un fossé avec le peuple (il existe, la constitution le dit), d’une déconnexion, et ce sont vos circonstances atténuantes : des décennies de pouvoir vous ont déraciné. Où étiez-vous donc ces quarante dernières années ? Avez-vous réussi ? Avez-vous échoué ? Avez-vous œuvré à la concorde ? Mais il y a aussi, et surtout, un profond mépris de classe. La suite de votre discours considère l’urgence d’une réponse élyséenne au chaos présent, sans doute. Mais vos mots qui lacèrent sont des mots qui lacèrent.
Alors, Monsieur le sénateur, écoutez vos concitoyens et concitoyennes, sans négliger ceux et celles qui affrontent la seule réponse jupitérienne qui est la violence armée et judiciaire. Osez la rue. Osez les ronds-points. Et si vous ne reconnaissez plus ce peuple, ce peuple que vous êtes censé servir, tirez-en les conclusions qui s’imposent. La République vous aura assuré de précieux revenus, l’assurance aussi d’une retraite confortable. Voilà d’ailleurs l’une des causes de votre échappée hors de la nation et votre naufrage dans les ors de palais hérités de l’Ancien Régime, des Empires et de la République versaillaise. Vous avez de l’allure, vous maniez le verbe avec talent, on vous avait confié la défense et la promotion des droits de l’être humain… Et qu'est-ce que le talent sans l'humanité ? On espérait mieux de votre part. Juste un peu de considération, au moins cela.
Souffrez que l’on vous dise un profond désaccord. Et notre admiration pour les citoyens et citoyennes animés de la Fraternité qui est le sommet du fronton républicain. Souffrez que l’on vous oppose Jérôme Rodrigues, un concitoyen lumineux, cette incarnation d’une belle France, celle faite de la croisée des destins d’ici et d’ailleurs, celle dont le moteur sont les valeurs de la République, ces trois mots qui s’effritent sur les façades de nos mairies mais qui ne sont pas des mots qui chantent. Mais des mots qui sont des actes, car les mots engendrent des actes. Et que le mouvement présent réactive.
Recevez, Monsieur le sénateur, toute la considération qui vous est due. Mais pas plus.
Merci...
Merci donc à Jérôme Rodrigues, éborgné mais debout, et ainsi merci à tous ceux et toutes celles qui œuvrent en faveur d’une république fraternelle et donc démocratique et sociale. Ce que la Ve n’est pas. Ce que sa présidence n’est pas. Ce que ses assemblées ne sont pas. Ce que le scrutin n’est pas. La république En Marche veut empêcher de voir afin de faire taire. Le peuple met un gilet jaune pour être vu. Tout le monde ne voit pas. Hélas. Tout le monde ne veut pas voir.
Lors de l’écrasement de la Commune, l’ouvrier relieur Eugène Varlin, d'abord lynché et éborgné, est placé sur une chaise afin de pouvoir faire face au peloton d’exécution. Ne laissons pas les Jérôme Rodrigues malmenés plus encore.
« Tant qu’un homme pourra mourir de faim à la porte d'un palais où tout regorge,
il n’y aura rien de stable dans les institutions humaines »
Eugène Varlin (1839-1871)