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Billet de blog 14 janvier 2018

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Quand une paire de fesses indispose édiles, religieux et autres notables mulhousiens…

Objet d’une polémique désormais séculaire, de sourires entendus ou de rires déployés, ou éponyme d’une joviale confrérie, le Schweissdissi n’est-il pas la preuve que la nudité d’un homme à la tâche n’égale pas celle d’un Olympien… ni même le postérieur en bronze ou en marbre d’une royale monture ?

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   Il ne cédera pas. C’est une main sûre, épaisse mais délicate, qui saisit l’outil dont les proportions suggèrent le poids et qui ne tient pas lieu de canne. Sans colère, comme bienveillant envers l’attribut qui préserve le lien avec ce sol malmené et qui malmène, transformé mais qui résiste, aménagé au final car l’heure est à la métamorphose. Celle de la Révolution industrielle.

   Le regard épuisé sinon éteint voire énigmatique (une magie opère en fonction du point de vue et des jeux d'ombres et de lumière), la tête ployant sous l’effort, tel un atlante à la charge démesurée mais dans un déhanché qui dit la maîtrise, l’homme se soustrait du labeur pour un temps. Trop bref, sans doute. Car il semble que ce ne soit pas le corps qui réclame la pause. Non, le sujet n’est pas la main qui soulage un front en sueur après la cognée. Et notre prolétaire n’est pas de ces Raboteurs de parquet de Gustave Caillebotte, s’éreintant en cadence, la peau sur les os, la camaraderie et la bouteille comme recours. Il est seul. Le corps généreux, malgré tout. Et c’est l’esprit qui s’impose à nous. C’est un moment de silence, de suspension du temps, d’introspection qui paraît ici éclatant. Presque assourdissant. Incontestablement perturbant. Car il n’est pas non plus son homologue de l’Afsluitdijk aux Pays-Bas, auquel le bloc de pierre saisi des deux mains impose une inconfortable soumission, le fessier constituant le sommet. Il est lui debout, les jambes massives… Et répétons-le, sans appui sur l’outil. Élégant.

Illustration 1

   Alors ? Il ne renoncera pas, mais il s'interroge, peut-être en proie au doute. Est-il réellement ce héros qu’il s’était éventuellement imaginé en s'engageant pour la tâche ? Puisqu’on le dit terrassier (ce qu'un panneau embué consacre). N’était-ce qu’illusion ? Et n’est-il pas plutôt un être parmi une multitude et que le chantier, à moins que cela ne soit le suivant, menace d’engloutir ? Vanité d’une vie laborieuse… Car il n’est pas issu non plus des mains vigoureuses d’une Vera Moukhina auteure de L’ouvrier et la kolkhozienne. On ne devine ni projet, ni élan, encore moins un idéal. Et pas une once de mensonge et autre propagande. Mais le visage quasiment caché suggère le découragement, l’abattement, la résignation. A moins que cela ne soit de l’humilité, du dévouement, sinon un sacrifice, pour les siens, pour les autres, pour demain. Un instant d’authenticité saisi dans un bronze de 4500 kg et 5.60 mètres de haut. Il n’est donc pas le Nil du Bernin, dont le masque textile rappelle le secret des sources et partant, d’insoupçonnées ressources. Il est une force qui devine l’épuisement et ce destin qui est de sombrer dans le silence des anonymes, essentiels mais insignifiants, de l’ère industrielle.

Illustration 2

  C’est donc lui qui fut choisi pour incarner le travail, car « Le Travail » est bien son nom, le vrai, au cœur d’une ville désencombrée de ses atours médiévaux, s’adonnant tout entière au progrès. Ce « Manchester français », quoique allemand en 1906, fier aujourd’hui de ses musées techniques. Et le dépouillement que suggère un pagne rudimentaire rappelle, et que cela relève du hasard ou de l’hommage a finalement peu d’importance, l’indigence de ces ombres que faisait aller et venir, jour après jour, telle une respiration lourde, la ville de Mulhouse que décrivait, quelques décennies plus tôt, Louis-René Vuillermé dans son fameux rapport. Mais relisons-le :

« Les seules usines de Mulhouse comptaient en 1835 plus de 5000 ouvriers logés dans les villages environnants. Il faut les voir arriver chaque matin en ville et en partir chaque soir. Il y a parmi eux une foule de femmes pâles, maigres, marchant pieds nus au milieu de la boue, et qui, faute de parapluie, portent renversés sur la tête, lorsqu’il pleut, leur tablier, et un nombre plus considérable de jeunes enfants, non moins sales, non moins hâves, couverts de haillons. A la fatigue d’une journée démesurément longue, puisqu’elle est au moins de quinze heures, vient se joindre pour ces malheureux celle de leurs allers et retours fréquents, si pénibles. Il en résulte que le soir, ils arrivent chez eux accablés par le besoin de dormir, et que le lendemain ils en sortent avant d’être complètement reposés. En général, un homme seul gagne assez pour faire des épargnes, mais c’est à peine si la femme est suffisamment rétribuée pour subsister. […] Il faut admettre qu’une famille ne subsiste avec ses gains que si le mari et la femme se portent bien, sont employés toute l’année, n’ont […] de charge autre que deux enfants… »

Tableau de l’état physique et moral des ouvriers dans les fabriques de coton, de laine et de soie, 1840

Illustration 3

   On ne s’étonnera donc pas qu’une municipalité socialiste fut à l’origine de la commande, avec comme écrin la Rathaus Platz (place de l’Hôtel de Ville), soit l’actuelle place de la Réunion (commémorant le premier rattachement à la France, en 1798), cet éternel cœur de la cité où notre homme régna tant bien que mal dès le printemps 1906… Et « Le Travail », œuvre de l’Autrichien Frantz (ou Frédéric) Beer établi à Florence, devint le Schweissdissi, le « type qui sue » (ou même "Jean-Baptiste qui sue"), en marque d’affection populaire et non de mépris. Quand d’autres ne virent que le fessier, généreux et offensant. Survint alors l’alternance politique et, au terme de trois années agitées, la question de l’outrage infligé aux notables fut réglée ainsi : fort du verdict du Comité des Beaux-Arts de la Société Industrielle de Mulhouse, considérant la sculpture sans rapport avec le « caractère historique et archaïque des immeubles qui l’entourent », le patronat local obtint son retrait… Ni les édiles, issus du parti catholique, empruntant l’escalier à double volée de l’Hôtel de Ville Renaissance, ni les industriels protestants évoluant sur le parvis du Temple néo-gothique Saint-Étienne inauguré en 1866, n’eurent plus à souffrir de la présence du laborieux fessier à l’issue de l’été 1909. Comme un vase offert par une belle-mère invasive, il fut relégué loin du cadre imaginé, au-delà de la voie ferrée soit à l’entrée du square Tivoli, un square cependant populaire qui lui conserva une évidente aura. La végétation se chargeant d’habiller, lentement mais sûrement, le décomplexé postérieur. Quant à l'aura, elle n'y fut pas contenue, car elle essaima avec force dans tout le Bassin potassique voisin où tout mineur, de l'apprenti au porion, pouvait savourer sans retenue son propre geste répété, sur un front mouillé, élevé au rang d’œuvre d'art. Et l’homme demeura, « celui qui sue » et qui avait, un temps certes furtif, réussi à outrer l’élite politico-religieuse. Un exploit ! Puis évincé pour sa vilénie... Or, sous l’occupation nazie, sa « médiocrité » fut son salut : alors qu’il était destiné à la fonte pour une conversion militaire, on s’aperçut de la relative qualité de son métal. Et il échoua à terre, parmi les herbes folles. Il regagna son square en 1950 mais une légende vint renforcer son destin d'éternel "refusé" : il aurait été initialement créé pour rehausser l'entrée du tunnel du Simplon (l'âge industriel, toujours et encore), mais les commanditaires l'auraient récusé avant que la municipalité mulhousienne, autour de son maire Émile Kayser, en fasse l'acquisition...

   Désormais, il faut choisir : le voir ou conduire… A l’entrée du square Tivoli toujours, vêtu d’ifs bien entretenus (mais l'état du sol, derrière la sculpture, atteste de très nombreux passages intéressés...), tête baissée et visage illisible, notre homme n’entend plus les rires et propos réjouis, mais le tumulte d’un trafic commun à tant de nos ronds-points. Quant à percevoir l'émotion qu'il génère... Et la nuit, c’est un éclairage timide qui rappelle, ou non, sa discrète et immuable présence.

Illustration 4

   Or cette implantation est-elle méritée ? On l'affirme « terrassier » ? Plus généralement incarnation de l’industrialisation fulgurante d’une ville alsacienne. A y voir de plus près, l’homme est muni d’une houe (il faudrait escalader l’œuvre pour s'en assurer). Ce qui en fait un paysan, et l’on se souvient alors de la sentence biblique : « C’est à la sueur de ton front, que tu gagneras ton pain »… La proximité du temple Saint-Étienne n’était donc pas si inappropriée. Agriculteur, il douterait donc de la capacité de la terre travaillée, à le nourrir, lui et les siens. Sans renoncer à l’effort et à la considération pour ce sol. Mais qu’importe ! Le pas entre paysannerie et prolétariat ouvrier, et urbain, est alors souvent et vite franchi. Une terre qui nourrit péniblement, des familles qui cèdent à la tentation de l’usine si ce n’est à celle de l’émigration vers le Nouveau Monde. Un fait historique majeur à mettre en lien avec cette symbiose qui s’est rapidement opérée : l’identification de toutes les belles mains appliquées, de la terre comme de la chimie et autres filatures, à l’œuvre malmenée. Et la nudité ? Toute florentine… Et Renaissance. Comme l’Hôtel de Ville et ses fenêtres à meneaux. Certes, il ne s’agit pas du dénudé David de Michel-Ange, qui a eu droit, lui, aux honneurs de la Piazza della Signoria dans la capitale toscane, avant d’y laisser une copie pour ne plus subir les assauts de la météo. Certes, d’autres fessiers issus des mains du même maître ont eu droit à la censure, dans le Jugement dernier de la Chapelle Sixtine. Mais les retouches textiles du « culottier du pape » ont été effacées au couchant du XXe siècle car les postérieurs ne semblent plus incommoder les cardinaux chargés d’élire un énième successeur de Saint-Pierre. Et notre Schweissdissi est à cent lieues du Faune Barberini, tout de même ! Et n'a rien de l'espièglerie du Manneken Pis...

Illustration 5

   A moins qu’il ne faille songer aux réticences et pérégrinations subies par le Monument au Travail, aujourd’hui à Bruxelles, dans le quartier de Laeken… Improbable, à Mulhouse.

   Alors gageons que les Mulhousiens et leurs élus sauront rendre au « Travail » la place de la Réunion qui lui revient. Et pour ne pas réactiver la polémique, ils pourront s’inspirer de la fameuse Imperia qui règne sur les quais de Constance : la dame aux plantureux arguments, une belle libertine célébrée en ces lieux, tenant dans ses mains et un pape et un empereur (excusez du peu !) assure de régulières rotations pour le plus grand bonheur de ses admirateurs. Et les Mulhousiens savent faire : ils ont offert une telle danse à leur sculpture emblématique lors d’une assez récente parenthèse (mais qu’une parenthèse, en 1990) sur la place qui est le cœur et au cœur des habitants et des touristes qui s’y pressent. Et qui s’y presseront encore plus, c’est certain, allant de l’Homme qui sue (Schweissdissi) réhabilité au Soudeur (Schweisser) qui, regard au loin (on dit qu’il cherche du travail, en ces temps de rareté) est assis à l’entrée de la rue du Sauvage quasiment depuis le centenaire du premier. Et notre ami aura réussi sa reconversion… vers le tertiaire. Et l’heure de la réconciliation aura sonné.

   Tout vient à point, à qui sait attendre. Nous le dirons… au Schweissdissi.

Illustration 6

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