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Renan Larue, qui confie aux lecteurs et lectrices du Club de Mediapart son analyse relative à la polémique des repas sans viande, est Professeur de Littérature à l'Université de Californie à Santa Barbara (UCSB). Centrant ses travaux de recherches sur l'histoire des idées, sur la littérature au XVIIIe siècle (Voltaire et Rousseau tout particulièrement) et sur les études relatives aux animaux, l'universitaire se situe dans la belle lignée des Lumières, dans un questionnement aux racines antiques et sans cesse densifié, et qui aujourd'hui, alors que l'on parle de changement climatique, d'Anthropocène ou encore de VIe extinction de masse, s'adresse à chacun et chacune d'entre nous avec une acuité croissante. Et cette problématique de l'être et de ses rapports au vivant doit plus que jamais être envisagée par nos gouvernants. C'est une question éthique et hautement politique, au sens le plus noble du terme.
Car nous repenser est un impératif. Pour les producteurs (le modèle actuel, qui endette, épuise voire pousse au suicide bien des agriculteurs, ce modèle qui éteint la biodiversité jusqu'à favoriser les pandémies, est-il satisfaisant ?), pour les consommateurs (ne sommes-nous pas ce que nous mangeons ?), pour l'humanité forcément une (les frontières ouvertes aux produits agricoles, ces marchandises qui vont par exemple d'Amazonie jusqu'en France pour l'alimentation du "bétail", contiennent-elles nos émissions de gaz à effet de serre, elles qui savent contraindre les humains alors que nos modèles de "développement" et nos renoncements aux idéaux onusiens les poussent à l'exil ?), pour les animaux non-humains aussi, ces êtres dont nous constatons la sentience, travaux universitaires d'éthologie et de sémiotique à l'appui (serions-nous les seuls êtres à nous envisager, à nous réjouir, à aimer, à craindre, à souffrir ?).
Merci à Renan Larue de nous permettre la diffusion de son texte ici, sur Mediapart, une contribution initialement publiée sur le site de Libération !
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La décision de M. Grégory Doucet, maire de Lyon, de servir à partir d’aujourd’hui aux élèves de sa ville des repas ne contenant aucune viande a suscité une belle polémique médiatique.
M. Darmanin s’est jeté sur l’occasion pour défendre nos agriculteurs et nos bouchers. Ces derniers, estimait-il sur Twitter, ont essuyé de la part de M. Doucet une « insulte inacceptable ». Cela fait des années que les spécialistes de nutrition de l’INSERM, comme ceux de tous les autres organismes de recherche équivalents dans le monde, martèlent que la viande est la principale cause de diabète de type II, de maladie cardiovasculaire, d’hypertension, ou encore d’obésité. Si les bouchers sont fâchés de la décision de M. Doucet, les chercheurs en nutrition doivent l’être tout autant de l’indifférence du ministre de l’Intérieur pour leurs travaux. Quel dommage que les membres de notre gouvernement soient moins portés sur les sciences que soucieux des intérêts des grands groupes agroalimentaires ! Ils cesseraient ainsi de faire manger de la viande aux collégiens et aux lycéens comme leurs prédécesseurs avaient arrêté de leur servir de l’alcool au début des années 1980. Bien sûr, à l’époque, les viticulteurs s’en étaient émus, mais cette sage décision avait contribué à atténuer quelque peu les ravages de l’alcoolisme.
M. Darmanin ne goûte pas ces raisons. Tout à son émotion, il assénait que « de nombreux enfants n’ont souvent que la cantine pour manger de la viande » avant que la colère et l’indignation ne finissent par l’emporter tout à fait. « Idéologie scandaleuse », tonnait-il ! Au diable les végétariens et leurs suppôts écologistes dont la « politique moraliste et élitiste exclut les classes populaires » ! En vérité, ce sont les enfants des pauvres qui mangent le plus de viande et de produits d’origine animale, ce qui explique d’ailleurs pourquoi ils souffrent davantage que les autres d’obésité, ainsi que l’ont montré les études menées par l’ANSES. S’il venait un jour à l’esprit de M. Darmanin de se mettre au service du bien commun, il se battrait pour que les écoliers les plus défavorisés puissent avoir dans leur assiette des fruits, des légumes biologiques et frais, ainsi que des plats à base de légumineuses, de céréales, de graines ou de noix – nourritures que leurs parents, hélas, ne sont pas en mesure de leur donner par manque de temps, d’habitude et surtout de moyens. Ce serait là une manière efficace de lutter en faveur de l’égalité des chances d’être en bonne santé.
Dans le sillage de son collègue, M. Denormandie, ministre de l’Agriculture, partageait lui aussi son indignation par le biais des réseaux sociaux : « Arrêtons de mettre de l’idéologie dans l’assiette de nos enfants ! Donnons-leur simplement ce dont ils ont besoin pour bien grandir. La viande en fait partie. » Quelques jours auparavant, il s’était ouvert auprès de journalistes de l’AFP de sa volonté de faire manger du veau aux élèves du primaire et du secondaire. La chair de cet animal est, selon lui, « particulièrement adaptée à nos enfants, à nos adolescents » même si l’Organisation Mondiale de la Santé l’a expressément rangée dans la catégorie des nourritures cancérogènes. Qu’à cela ne tienne ! M. Denormandie « en appelle aux élus locaux pour faire le pari de cette viande de qualité et avoir le réflexe jeune bovin [sic] au moment où les menus des cantines sont établis ». Voilà qui est beau et exempt de toute idéologie !
Les propos de MM. Darmanin et Denormandie seraient amusants s’ils n’étaient pas criminels. Il existe des milliers de travaux consacrés aux effets de nos choix alimentaires sur notre santé et sur notre environnement. Tous mettent en évidence le rôle délétère de la viande, du poisson et du fromage. Les experts des Nations Unies supplient ainsi depuis quinze ans les Occidents de ne plus manger de produits d’origine animale pour ne pas accélérer le changement climatique, ne pas souiller irrémédiablement nos rivières, ne pas épuiser nos sols, ne pas raser les forêts, ne pas vider les océans, ne pas menacer la survie de l’espèce humaine. Plus récemment, les auteurs d’une étude d’envergure parue dans Science concluaient que l’abandon de nos régimes alimentaires actuels au profit d’une diète excluant les produits d’origine animale permettrait de diminuer de trois quarts l’utilisation de terres consacrées à l’agriculture. Cela aurait pour conséquence de réduire considérablement les quantités invraisemblables d’eau que nous gaspillons, de pesticides que nous épandons. Cela favoriserait la reconstitution des habitats naturels et ralentirait la chute de la biodiversité. Cela nous laisserait une chance.
Notre gouvernement est sourd à ces cris d’alarme, ou plutôt il fait de son mieux pour les étouffer. Il condamne une mesure élémentaire qui devrait en vérité être généralisée pour nos enfants et les générations futures. Tocqueville avait prophétisé que l’État deviendrait à l’âge démocratique un berger menant « un troupeau d’animaux timides ». Il n’avait pas vu que, par compromission ou aveuglement, ce berger les conduirait à l’abîme.
Renan Larue a notamment publié Le végétarisme et ses ennemis. Vingt-cinq siècles de débats (PUF, 2015), un ouvrage couronné du Prix La Bruyère de l'Académie française, Le végétarisme des Lumières (Garnier, 2019), Le véganisme (Que sais-je ? PUF, 2017, avec Valéry Giroux), et, sous sa direction, La pensée végane. 50 regards sur la condition animale (PUF, 2020).
Texte publié par l’auteur sur sa page Facebook et par Libération :