Lorsque les horizons se ferment, que les étreintes douloureuses de la peur et de la haine de l’autre anesthésient toute pensée, que la mécanique de l’asservissement se déploie avec une efficacité toute industrielle, que pouvoir et prédation sont les ressorts d’un monde agencé par une oligarchie toujours plus consciente d’elle-même (et qui s’affranchit, elle, des frontières), et alors que le crépuscule même de l’humanité devient concevable, des voix s’élèvent… Et caressent puissamment le plafond de verre au point d’en soulever la poussière. Parmi elles, indignées et blessées, mais surtout intelligentes et généreuses, celle de l’improbable Res Turner qui bouscule des temps immémoriaux de spécisme insoutenable, et celle inespérée de Marc Nammour qui libère de sa lourde chape d’oubli et de mépris l’âme d’un militantisme populaire.
Et lorsque l’un célèbre Nat Turner, cet esclave instigateur d’un soulèvement fier et visionnaire, l’autre redéploye Aimé Césaire et sa plume qui ne veut rien oublier et qui sait l’impérieuse nécessité de demeurer à l’ouvrage : « Accommodez-vous de moi. Je ne m’accommode pas de vous ». Et nos deux rappeurs s’élèvent aux côtés du poète, Homme dans sa plénitude, semblant dire, comme lui : « Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche ». Les larmes noires, fertiles, au service de la dignité… « Tu as une mission » susurrait la voix à l’oreille de Nathaniel Turner.
Car les malheurs sont là, silencieux trop souvent. Et scellés par la normalité, la banalité, l’évidence. Ou estampillés loi du marché, ou parés des feux de la tradition, de la religion, de la culture… Ainsi que ploient des dos et pleurent des cœurs dans les usines qui, sans l’avouer, s’émerveillent pour leurs sœurs de Foxconn. Et que se taisent, outrageuses et rebellées, ces faces sombres et encapuchonnées des quartiers de béton et de façades épuisées. Et qu’avalent leur vilénie ces croyants présumés coupables et qui rappellent ceux d’hier. Et que l’on parle d’Anthropocène tant la main de l’homme sur la planète bleue balaye le vert, carbonise l’ocre, tourmente le blanc de ses cieux. Et que famines et guerres déciment des terres maudites quand flottent aux vents les drapeaux onusiens, mobilisés, silencieux ou suspects. Et qu’espèces végétales et animales s’éteignent les unes après les autres, dans un rythme effréné, quand elles ne sont pas sources immédiates de profits. Et que saignent alors, effarés et tranchés à vif, ces êtres sentients qui garnissent étals et assiettes. Autres douleurs. Et les mêmes pourtant.
Alors, Res Turner et Marc Nammour ne s’accommodent pas, résolument, des prédateurs, potentats et autres tueurs. Qui doivent s’accommoder d’eux. Car leur plume puissante, enflammée et, c’est leur noblesse, empreinte d’une infinie sagesse, ne leur laisse pas de répit. Et leur aura s’étend dans le monde des petits qui, et c’est leur chance, relèvent la tête jour après jour, malgré les outrages et autres dispositifs sécuritaires voire totalitaires…
« Tes doutes se tassent… Ouvre le sas ! ». Ou Res Turner infatigable éveilleur de conscience à l’égard de toutes les blessures infligées, dans les élevages, les abattoirs et, avec humilité, dans les camps de réfugiés sahraouis, dans l’isolement des SDF, sur les sols sinistrés par telle multinationale de l’agroalimentaire en Inde. Graffeur, slameur, sur des tréteaux, face aux caméras et à un public en mouvement, des âges mêlés et conquis libérant leur parole, et même, devant les jurys « End of the Weak » qui consacrent encore et toujours ses talents d’improvisateur. Ou sur les pavés brûlants de Genève où il emporte les premières foules antispécistes. Efficace aussi, dans « La fable de la Morlette », lorsqu’il met en perspective tel lynchage sur réseaux sociaux pour faire de la foule indignée une foule de Farid. Puis, l’apothéose avec les éruptifs « Earthlings 1 & 2, et bientôt 3 », et tout récemment dans « Vire ta capuche » ou quand la peau d’une progéniture, aimée puis pleurée, habille l’enfant qu’une autre mère croit choyer. Car toute souffrance lui est intolérable, et incompréhensible s’impose à lui ce monde si violent. « Allo maman »… Comme lui est évidente toute solidarité, notamment auprès d’enfants en difficultés scolaires ou hospitalisés, de prisonniers aux longues peines, auprès de résidents de telle maison de retraite en France ou de tel orphelinat au Togo… Tout en plongeant ses mains dans la terre pour en extraire les végétaux nourriciers. L’enracinement comme moteur. L’intelligence comme hauteur. Le vivant comme bonheur. Un cœur sur pieds…
« C’est la lave d’un volcan qui se réveille. La vague qui te balaye… ». Ou Marc Nammour en poète au rendez-vous pour célébrer les identités multiples et croisées, pour alerter sur la toxicité du nationalisme, pour élever par le génie des rencontres, pour saluer jusqu’aux frères de lutte engoncés dans leurs cercueils infâmes et que les manuels d’Histoire n’évoquent furtivement que par l’appellation toute hermétique de « Communards », quand aujourd’hui, s’usent, toujours et encore, les petites mains de l’industrie. « L’usine »… Et grandiose « La Redéfinition », avec Tayeb Benamara en humanité souillée qui veut se relever. Ou quand les claquements de mains d’un hôte (qui croit avoir réussi sa vie) intimant à « ça » de ramasser des apéritifs au sol lui inspirent « Monsieur Madame ». Des mots en guise de poing dans la figure et le respect comme règle. L’homme, issu de l’Orient compliqué qu’il a du fuir à 8 ans, fils d’une Française « de sang » (ceux qui penseront trouver leur salut en lui ordonnant de se taire, lui l’immigré, en seront froissés), fils aussi du Soleil levant, ce berceau d’univers, scelle par l’âme et le verbe son destin à ce pays, la France des droits de l’Homme qu’il promeut sans relâche… en martelant ses liens au monde… Sublimissime « 99 », né sous la vénérable charpente de l’abbaye de Royaumont, pour dire aussi la mère, ou dans « Encore un peu », les grands-parents. Sur scène, sur l’écran, devant tel parterre ébloui de concitoyens prompts à écrire et chanter, il scande « Jamais nationale ». Et confiant en l’homme, en l’heure à venir. « Quelque chose se prépare »… En humaniste attentif aux petits pas.
Epoustouflants sous les chapiteaux et autres salles de spectacle, renversants dans leurs textes au regard vaste tant leur approche est globale, enivrants de par leurs sons endiablés, festifs, endoloris, mélancoliques ou amoureux, nos artistes diffusent une rare et noble énergie. Et la pertinence de leur propos les place au cœur… de la solution. Réactiver la plus belle des devises, « Liberté, Egalité, Fraternité », pour envisager et respecter enfin la dignité, la sentience, le plus sacré des respects, celui dû à la Vie. Avec les mots, « c’est ce qu’on sait faire de mieux, et c’est vieux comme le feu ».
Alors, Res Turner et Marc Nammour, des étoiles inaccessibles ? C’est l’immersion dans leur univers qui donne la clé. Et peu importe la comparaison avec les audiences qui additionnent les chiffres sans âme voire insensées, car les colibris s’agitent. Alors ici, Hommage à la douce et puissante lame de fond qu’ils génèrent chacun de leur côté.
Et pas sûr qu’ils ne se croiseront pas un jour…