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Billet de blog 13 octobre 2023

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Quand l'accusation de « terrorisme » sert à légitimer des crimes de guerre

Doit-on qualifier de « terroristes » les actes commis par le Hamas ? Si le débat est légitime, aujourd'hui, tous ceux qui se refusent à le faire sont qualifiés à mots à peine couverts de complices du Hamas, et disqualifiés du débat public. Pourquoi cette polémique est-elle non seulement indigne mais dangereuse, selon moi ?

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Depuis le 7 octobre, comme tout un chacun, je suis sidéré, tétanisé, horrifié par les images, visages, chiffres, entêtants, glaçants et macabres des tueries de masse contre des hommes, des femmes, des vieillards, des enfants.

Les victimes sont israéliennes, tuées au couteau et à la mitraillette par le Hamas, comme elles sont palestiniennes de Gaza, tuées sous des tapis de bombes, dont du phosphore blanc, interdit par le droit international, comme vient de l’établir Human Rights Watch[1].

Dans les deux cas, s’en prendre délibérément à des civils est constitutif de crimes de guerre, au sens du droit international, et passible de poursuites devant la Cour Pénale Internationale[2]. Aider à y mettre un terme, dans les plus brefs délais, devrait être un objectif commun partagé par l’ensemble des forces politiques françaises attachées à la paix, à la justice, et au respect du droit international. 

Depuis samedi pourtant, une polémique malsaine a envahi le débat public en France :

Doit-on qualifier de « terroristes » les actes commis par le Hamas, et cette organisation doit-elle être qualifiée de « terroriste » ? Si le débat est légitime, toutes celles et ceux qui se refusent à le faire sont qualifiés à mots à peine couverts de complices du Hamas, et disqualifiés du débat public par de nombreux médias comme par les autres forces politiques. Pourquoi cette polémique est non seulement indigne mais dangereuse selon moi ? 

L’ampleur des crimes commis par le Hamas contre des civils israéliens a suscité une émotion, une colère, et un effroi légitime de l’opinion publique mondiale. Face à de tels évènements, il est compréhensible et légitime que chacun.e d’entre nous cherche à traduire son émotion par des mots à la hauteur de l’effroi qu’il ressent : inhumanité, barbarie, terrorisme...

Mais l’usage de ce terme, comme l'expérience souvent l'a montré, obscurcit le débat public plutôt qu’il ne l’éclaire. Il a surtout aujourd'hui des conséquences très concrètes et visibles sur la réponse guerrière et criminelle du gouvernement israélien, légitimant de facto d’autres crimes de guerre. 

Absence de consensus juridique international sur la définition du terrorisme 

Qu’on le déplore ou qu’on s’en félicite, en droit international, il n’y a pas de définition juridique internationalement reconnue du terrorisme, et donc, pas de possibilité de poursuivre des personnes ou organisations sur cette base légale, dans un contexte de conflit armé, comme l’est le conflit israélo-palestinien.

Cela n’implique évidemment pas que des actes « terroristes » n’existent pas, si on les entend très largement comme des « actes politiques violents contre des civils visant à susciter la terreur parmi la population », selon l’usage commun qui en est fait. Mais l’absence de définition faisant consensus est due au fait que paradoxalement, il y ait trop de définitions concurrentes, souvent larges, vagues, contradictoires entre elles, et souvent contraires aux droits humains internationalement reconnus, dans les législations des différents pays. 

Presque chaque État ou organisation supranationale a en effet sa propre définition légale du terrorisme. Pourquoi ? Parce que généralement, par-delà la qualification juridique, le qualificatif  de « terrorisme » porte une charge émotionnelle, morale, souvent liée à l’histoire de chaque pays et à sa confrontation avec des actes qualifiés de tels, quand il n’est pas tout simplement instrumentalisé à des fins de disqualification d’adversaires politiques. 

Plus qu'un sens juridique, ce qualificatif a une visée morale: il s’agit par ce terme de faire de celui qui commettrait de tels actes un « monstre hors des frontières de l’humanité commune », permettant de lui appliquer dès lors des règles d’exception.

Nelson Mandela était un « terroriste » tout comme l’ANC, pour l’Afrique du Sud de l’Apartheid, comme pour ses alliés occidentaux, justifiant ainsi son emprisonnement ; les combattants du FLN en Algérie étaient aussi qualifiés de terroristes par l’État français pendant la Guerre d’Algérie ; et les États-Unis, ou Israël, la Russie ou l’Iran, pour ne citer que quelques exemples, sont régulièrement qualifiés d’États terroristes par leurs contempteurs respectifs. Des militants écologistes pacifiques sont qualifiés, en France et dans de nombreux pays d’Amérique latine, d’écoterroristes. 

S’affranchir des règles communes au nom de la lutte contre le terrorisme

La charge émotionnelle et idéologique que charrie ce qualificatif permet en effet surtout aux pouvoirs de mettre en place des politiques d’exception, hors du cadre légal internationalement reconnu. C’est ainsi que de très nombreux pays ont mis en place des législations antiterroristes ad hoc permettant de disqualifier, poursuivre et emprisonner leurs opposants politiques, ou des organisations de défense des droits humains. L’Égypte, la Russie, la Turquie, l’Arabie saoudite, mais aussi … Israël ont ainsi qualifié des organisations légitimes de défense des droits humains comme terroristes, permettant leur fermeture, des poursuites contre leurs membres, et, au moins aussi important, leur disqualification dans le débat public. [3] La France n’en est pas exempte, avec l’affaire grotesque dite du « 8 décembre », après celle de Tarnac.[4] 

Pour toutes ces raisons, certains médias, comme la BBC, ou les instances internationales de défense des droits humains (intergouvernementales, ou non-gouvernementales) évitent autant que possible d’employer ce qualificatif, lui préférant des termes plus précis et définis juridiquement.

Qualifier les crimes de guerre du Hamas de "terroristes", peut être légitime, non pour des raisons légales, mais morales/émotionnelles, afin d’exprimer son horreur.

Mais alors, si on est de bonne foi, il faut accepter que d’autres qualifient de « terroristes » les représailles tout aussi « barbares » et inhumaines menées en connaissance de cause par l’armée israélienne contre la population civile à Gaza, qui visent à susciter l’effroi et la terreur dans la population civile gazaouie: bombardements massifs et indiscriminés contre une population civile qui ne peut fuir nulle part, usage d'armes chimiques interdites(phosphore blanc), déplacements forcés de population, siège total d'une population privée d'eau, de nourriture, de soins, d'électricité... Certains spécialistes commencent à redouter que cette politique en cours ait une visée génocidaire...

Mais cela en France, les mêmes responsables politiques, les mêmes éditorialistes, qui qualifient les tueries de civils israéliens de « terroristes », s’y refusent, dans une hiérarchisation insupportable des victimes. 

Contrairement à ce que certains, toute honte bue, n'hésitent plus à proclamer sur des plateaux TV, un enfant palestinien mort tué dans l’effondrement d’un immeuble de Gaza, à l’abri des caméras de médias internationaux interdits d’accès, n’est pas « moins victime » qu’un enfant israélien égorgé par un combattant infiltré du Hamas. Ces enfants, dans un cas comme dans l’autre, avaient le droit absolu à la vie ; dans un cas comme dans l’autre, leurs parents, s’ils vivent encore, seront inconsolables pour le reste de leur existence. Dans les deux sociétés, de tels crimes de masse nourriront de la haine et du ressentiment, faisant reculer encore toute perspective de paix juste et durable. Les ordonnateurs de ces meurtres ont en commun d’être des criminels de guerre et doivent être poursuivis comme tels. Mais dans un cas, ils sont dénoncés comme "terroristes", dans l'autre, ils bénéficient d'un soutien inconditionnel, dans un deux poids deux mesures qui suscite l'effroi.

Bonnes et mauvaises victimes

On voit ici pourquoi la qualification de terrorisme, si elle peut paraitre émotionnellement légitime, obscurcit le débat plutôt qu’il ne l’éclaire, et surtout obéît à une logique idéologique partisane insupportable, où il y aurait de bonnes et de mauvaises victimes civiles, de bons « criminels de guerre » qui ne feraient que se défendre et de « mauvais terroristes ». Car, encore une fois, l’une des principales conséquences de l’emploi du mot « terrorisme », si ce n’est son but inavoué, est surtout qu’il permet de disqualifier l’autre, vu comme un ennemi hors des règles communes de l’humanité.

Ce terme a une autre vocation, bien connue des spécialistes: ce mot agit comme un phare aveuglant, visant à empêcher toute contextualisation historique, toute analyse dans le temps long, et à dépolitiser les causes à l'origine de ce cycle d'extrême violence, qu'il est indispensable de rappeler : un système d'oppression coloniale, et d'apartheid. La colonisation, comme l'apartheid, désormais largement documentées par tous les spécialistes du droit international, qu'ils soient israéliens, palestiniens ou internationaux, sont des crimes définis en droit international et sont commis en toute impunité avec le silence, sinon l'assentiment complice des alliés d'Israël.

Cette réponse "morale", plutôt que juridique ou historique, est ce qui a justifié après le 11 septembre 2001 la mise en place de lois et de politiques d’exception par les Etats-Unis : Patriot act ; surveillance généralisée du monde ; qualificatif « d’ennemis combattants » ; tortures massivement pratiquées à Guantanamo, Bagram, Abou Graïb et ailleurs, invasions militaires....

C’est aujourd’hui ce qui permet au gouvernement israélien de qualifier « d’animaux humains »[5] les Palestiniens de Gaza. Cette animalisation permet de les soustraire ainsi de la commune humanité, dans une rhétorique bien connue des historiens, qui rappelle celle de toutes les périodes pré génocidaires. Le « terrorisme » permet dans ce contexte d’animaliser toute une population civile, ainsi essentialisée, justifiant et annonçant les crimes de guerre actuels et à venir des forces armées israéliennes. 

De la part d’un gouvernement idéologiquement d’extrême droite, comme celui actuellement au pouvoir en Israël, qui soutient et mène une politique d’apartheid et de colonisation active, deux crimes reconnus et définis précisément par le droit international, cette rhétorique n’est malheureusement pas étonnante.

Mais le fait que la quasi-totalité de la classe politique française, relayée par la majorité des "grands médias", s’y engouffre, est beaucoup plus inquiétant. Cela montre à quel point la rhétorique de la « guerre des civilisations », et son substrat fondamentalement raciste, ont progressé dans les esprits, au détriment du respect du droit international, entre la France post-11 septembre 2001 et aujourd’hui. Il n'est qu'à voir comment la voix de Dominique de Villepin, qui, en tant que ministre des affaires étrangères, s'était opposé à l'invasion de l'Irak par les Etats-Unis, et derrière laquelle la quasi-totalité des forces politiques ou presque s'étaient rangées à l'époque, semble aujourd'hui résonner comme une parole d'un autre temps, dans le brouhaha politico-belliciste actuel.

Dans cette logique de disqualification, les autorités françaises, soutenues y compris par une partie de forces politiques dites progressistes qui ont jeté la boussole du droit international aux orties, apportent ainsi leur « soutien inconditionnel », c’est-à-dire leur bénédiction, à des crimes de guerre en cours ou annoncés, qui s’affichent en direct sur nos écrans : bombardements massifs et indiscriminés avec utilisation de phosphore blanc, privation d’eau, de nourriture et d’électricité, qui « engagent le pronostic vital de 2,2 millions d’êtres humains »[6].  

Dénoncer les crimes en cours commis par l’armée israélienne, est vilipendé par une large partie de l’appareil médiatico-politique français comme un soutien au Hamas, dans une terrifiante inversion des valeurs. En France, aujourd’hui, en appeler au respect du droit international, à l’application des résolutions de l’ONU, utiliser les termes juridiques du droit plutôt que les invectives passionnelles ou idéologiquement orientées … c’est aujourd’hui être mis au ban de la communauté nationale, en se mettant du côté du « terroriste ». Et cette disqualification des défenseurs des droits des Palestiniens, s’accompagne désormais d’une interdiction généralisée des manifestations pacifiques en solidarité avec les droits du peuple palestinien, qui sont systématiquement interdites, au mépris des principes élémentaires d’un État de droit[7]. Des diffusions de films sont annulées, des débats dans les universités aussi, dans un climat d’auto-censure dramatique.  

Nous rendons-nous compte de l’abîme dans lequel nous nous précipitons ? Du reniement des valeurs dont nous nous réclamons ? La République et ses principes fondateurs sombrent, tentant d’emporter ses derniers remparts en les trainant dans la boue.

L’immense majorité des gens qui utilisent le terme de « terrorisme » le font encore une fois de manière sincère, « sans penser à mal ». Mais ils doivent refuser de tomber dans le piège de l’instrumentalisation qui en est faite aujourd'hui par ceux, parmi les responsables politiques et les éditorialistes des médias en France, qui utilisent ce terme afin de disqualifier les voix des défenseurs des droits de Palestiniens en France, mais aussi, plus grave, afin de légitimer les crimes d'une effroyable ampleur commis sous nos yeux par l'Etat d'Israël. 

[1] https://www.hrw.org/news/2023/10/12/israel-white-phosphorus-used-gaza-lebanon

[2] Pour une définition détaillée de ce que recouvre ce crime https://www.un.org/fr/genocideprevention/war-crimes.shtml#:~:text=Éléments%20constitutifs%20du%20crime,au%20regard%20du%20droit%20international.

[3] Pour cet usage politique de l’antiterrorisme, voir cette vidéo https://www.youtube.com/watch?v=5gal82dKyqQ&t=1s

[4] https://www.lemonde.fr/societe/article/2023/10/05/le-proces-de-l-affaire-du-8-decembre-2020-debute-dans-une-ambiance-tendue_6192573_3224.html

[5] https://news.un.org/fr/story/2023/10/1139592

[6] https://www.mediapart.fr/journal/international/121023/guerre-israel-hamas-gaza-23-millions-de-personnes-ont-un-pronostic-vital-engage La citation entière de JF Corty, vice-président de Médecins du Monde : « Je pèse mes mots, je ne le dis pas pour faire du buzz, c’est une réalité, 2,3 millions de personnes ont un pronostic vital engagé à court et moyen terme. L’État hébreu est en train de priver des civils d’accéder à des denrées essentielles pour vivre, à l’eau, à la nourriture. C’est d’une violence inégalée. »

[7] https://www.francetvinfo.fr/monde/proche-orient/israel-palestine/guerre-entre-le-hamas-et-israel-gerald-darmanin-ordonne-l-interdiction-des-manifestations-propalestiennes-et-l-interpellation-des-participants_6117846.html

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