Quoique beaucoup aient voulu montrer l'exemple du vivre ensemble avec quelques photos de barrages intercommunautaire anti-émeutes, on ne vit pas ensemble en Nouvelle-Calédonie. Il y a bien sûr des gens qui se côtoient et se mélangent mais ce n’est pas la grande majorité, et l’évolution est trop lente car on n’avance pas sur les bonnes bases. Le vivre ensemble doit se voir et se sentir d’un point de vue global, de la société.
Notre société actuelle en Nouvelle-Calédonie ne permet pas le vivre ensemble car elle est encore trop clivante. D’une part, il y a le frein au mélange dû à la zone de confort culturelle. D’autre part, il y a les inégalités sociales. On sait que les cercles de connaissances se créent en grande partie au sein des mêmes classes sociales. Or 90 % des plus pauvres dans le pays sont océaniens. La fracture sociale dans le pays est visible au travers de la couleur de peau…
Si on est toujours à cette fracture après 40 ans d’accords, c’est parce que le rééquilibrage n’a pas été mené par le bon bout. Le social, comme en France, a un genou à terre. Les moyens manquent pour aider les structures qui elles-mêmes accompagnent les gens. Le rééquilibrage culturel n'a pas assez infusé l'enseignement public malgré son passage en compétence territoriale.
C’est la première base nécessaire sur laquelle on devrait pouvoir se reposer pour construire sereinement un avenir commun. Bien que ce soit le premier lieu de mélange, une école qui ne lutte pas profondément contre les inégalités est contre productive pour un vivre ensemble à long terme.
Ces moyens de rééquilibrage, à eux seuls, ne suffisent pas. Il nous faut une société qui encourage le vivre ensemble. En parlant de vivre ensemble, on m’a dit plus d’une fois une phrase très vraie : vivre ensemble ne signifie pas vivre pareil. Et notre société actuelle force à choisir un mode de vie : le mode de vie occidental de l’Avoir avec le travail, l’argent, la ville ; ou le mode de vie kanak de l’Etre avec le clan, le champ, le monde de l’invisible... On peut les faire alterner, mais chez la jeunesse ce tiraillement entre les deux malmène souvent la construction de la personnalité.
D’autant plus que l’école suit plus largement le mode de vie occidental et participe ainsi au déracinement. Ces deux modes de vie coexistent donc mais ne cohabitent pas. Bien sûr, certains font le choix d’un mode de vie ou de l’autre et vivent bien avec ce choix. Certains sont aussi plein de ressources et arrivent même à composer avec les deux. Mais combien ne trouvent pas leur place dans notre société actuelle et luttent pour avancer ?
Les débats sur l’indépendance reflètent particulièrement ce choc entre l’avoir et l’être. Avec d’un côté la peur d’une chute économique sur une planète mondialisée qui nous obligerait à la suivre sur cette voie. Et de l’autre, le besoin de reconnaissance d’un peuple qui est riche quand il faut parler avec son cœur, mais miséreux dans son propre pays au travers du prisme fondateur de cette mondialisation : l’argent.
Mais quelle est notre société actuelle en Nouvelle-Calédonie ? Quelle société avons nous commencé à construire depuis les accords ? Ces accords synonymes de mains tendues, au travers desquels la reconnaissance de la colonisation du peuple kanak, et de ses terres, est centrale. Ces accords au travers desquels la place des victimes de l’histoire : les déportés et leurs descendants, a aussi été reconnue. Ces accords qui devaient nous lancer pour bâtir notre société calédonienne.
Cette terre était d’abord kanak, et par le déroulement de l’histoire et les accords que certains ont réussi à trouver, elle est aussi calédonienne en plus d’être kanak. Mais est-ce qu’une société Kalédonienne ou calédo-kanak est née sur ces terres ? Nous avons un sénat coutumier. Nous avons des lois foncières très particulières. Nous avons une culture créole qui a commencé à naitre.
Avec des accents que nous avons pris naturellement et que nous nous amusons parfois à exagérer. Avec des mots et des expressions « locales ». Nous, les jeunes, nous aimons parfois exhiber le drapeau Kanaky en France. Parce qu’on se sent loin de chez nous et qu’on conçoit finalement ces couleurs comme celles de la maison, plus que le bleu blanc rouge dans lequel on se retrouve alors plongé. On peut dire qu’une société différente de la société française a bien été construite, et on peut l’appeler calédonienne. Mais pourtant ce lundi 13 mai, cette société s’est effondrée.
D’une part, elle s’est effondrée à cause d’un déferlement de violences radicales sur Nouméa. D’autre part, elle s’est effondrée parce que c’était une société calédonienne et non kalédonienne. Les violences ayant mis la ville en feu et son économie à terre, il faut bien évidemment les condamner et les punir. Mais les condamner, sans chercher à comprendre leur source, est insuffisant.
Les punir et vouloir passer à la suite, sans chercher à modifier ce qui a pu faire naitre un tel déferlement de haine, est inconcevable. On ne se soigne pas d’un virus en cherchant simplement à en atténuer les symptômes. Nous devons comprendre pourquoi cette société est calédonienne, et non kalédonienne.
A Nouméa, la vie politique, sociale et économique est bien loin de l’essence de la culture kanak. C’est d’ailleurs une civilisation millénaire, et parler d’une simple culture est presque réducteur. C’est une société au fonctionnement très complexe, avec des coutumes qui diffèrent suivant les endroits. Avec des clans que nous oublions trop souvent depuis que l'administration coloniale a créé les tribus. Au sein de cette société qui n’est pas seulement structurée verticalement, on trouve des pouvoirs et des contre pouvoirs. Le tout lié par une relation étroite avec la terre, les éléments, le vivant, et le monde de l'invisible.
Cette relation fondamentale demande à l’humain de passage de ne pas trop penser à posséder mais simplement de vivre avec humilité. Dans ce monde là, il faut prendre son temps pour faire des gestes, parler avec son cœur, cultiver son champ, être là pour sa famille, être là pour participer à la vie communautaire.
Dans ce monde là, on existe parce que les autres existent, et l’importance de cette notion d’être au sein d’un tout est telle qu’il n’y a pas la place pour penser à avoir ceci ou cela, à s’enrichir d’une quelconque monnaie. Et on sait depuis longtemps que la clé du bonheur ne réside pas dans ce qu’on possède. Si l’argent ne fait pas le bonheur, il y participe maintenant dans nos sociétés européennes qui donnent une valeur numérique à tout ce qui existe. Un fonctionnement qui nous a éloigné depuis longtemps de ce lien à la terre mais qui repose aussi maintenant sur des principes de libertés individuelles qui ne sont pas pour autant mauvais.
Cette société calédonienne n’est pas mauvaise, mais elle n’est pas adaptée. Par sa conception fatale de l’émancipation qui est définie par l’accession à l’argent, par le confort économique de l’individu, elle marche à contre courant de ce qui fait des kanak un peuple. Et en continuant sur cette voie, ce qui fait ce peuple disparaitra à petit feu.
C’est de là que vient le cri de détresse kanak contre le dégel. Les indépendantistes ne sont pas contre le dégel en lui même. Il sont contre le dégel aujourd’hui, dans cette société mal adaptée, qui la ferait perdurer car la plupart des nouveaux votant s’y retrouvent très bien même si elle n’est pas kalédonienne.
Ce dégel arrivera un jour ou l’autre, quand on aura bâti une société prête à l’accueillir. Si le droit international réserve aux peuples premiers le droit à disposer d’eux-mêmes, nous nous sommes lancé en Nouvelle-Calédonie dans une résolution beaucoup plus complexe mais aussi plus riche de la question de souveraineté, grâce aux accords. Et c’est une tâche immensément complexe que de trouver une société de destin unique au monde.
C’est là, que nous assisterons la réussite de la décolonisation, dont nous n’avons aucun exemple pour nous appuyer dessus. C’est là, que nous aurons tenu le pari sur l’intelligence. Et il est normal de ne pas y arriver en 40 ans.
Mais c’est un avenir possible, et c’est en quoi nous devons croire coûte que coûte au milieu de ce tumulte des guerres et de radicalisation politiques que connaît le monde. Nous avons ici un petit pays qui peut se démarquer et montrer qu’une voie de paix et de vivre ensemble est possible.
Nous devons garder espoir et nous remonter les manches, tendre nos mains aux autres, pour bâtir cette société unique qui réussira à réunir l’humain et ses différentes aspirations. Il est temps de se relever et de refuser de se fermer alors que le climat politique nous pousse à nous diviser. Il est temps de s’ouvrir à l’autre, de lui dire bonjour, de le voir, de le reconnaître. Il est temps de faire appel à des sages, des ingénieurs, des sociologues, etc. Des personnes qui croient en l’humain et en la richesse de sa diversité.
Il est temps de reconnaître que la méthode du président de la république depuis sa prise en charge du dossier ne nous amène pas sur cette voie mais nous enfonce dans une impasse et nous divise. Ce n’est pas la France qui sauvera ce pays. C’est pourquoi les discussions pourraient se cadrer autour d’un nouvel accord global sur une indépendance association, et sur la longue transition qui suivra.
C’est l’axe central de tous les consensus. C’est l’axe qui ouvre les champs du possible pour la société de destin dont nous avons besoin. C’est le point de départ pour construire une nouvelle Kalédony.