Plus que tout autre, le mot ‘islamophobie’ fracture l’espace public en France. Les passions qu’il cristallise sont électriques. Et s’il divise à droite, il clive également à gauche. Car la charge sémantique agonistique qui le traverse tel un condensateur lui est insufflée par une veine intellectuelle aux confluents multiples et aux croisements desquels se rencontrent des politiques, des intellectuels et des publicistes de tous bords.
Le problème est que tous ceux qui en refusent l’usage s’emploient à le faire selon la technique du forçage, qui consiste à faire violence à une évolution pour l’interrompre afin de favoriser une autre. Tous donc pensent qu’il est de création récente, alors qu’il appartient à l’histoire de la France au XXe siècle, ont dit les spécialistes. Mais c’est parce qu’il est devenu l’emblème onomastique d’un programme politique dans lequel il s’agit moins d’éradiquer les discriminations et les autres formes d’ostracisme qui atteignent les musulmans que de lutter contre l’islamisme dans la mesure où « il constitue, sous toutes ses formes, une menace pour la cohésion nationale et l’exercice de nos libertés ».
Alors, lorsque Bruno Retailleau dit qu’il n’aime pas ce mot d’islamophobie, parce qu’ « il est largement promu par les Frères musulmans », qu’ « il vise à neutraliser tout questionnement sur l’islam », qu’ « il est un incapacitant » dont se servent les islamistes et leurs « alliés » islamo-gauchistes pour tétaniser les consciences et paralyser les volontés, dans un Occident dont les principes libéraux sont un héritage de la philosophie grecque, de la vertu des Romains et du génie du christianisme, « puis de l’éclat des Lumières européennes », c’est pour faire du combat contre l’islamisme une affaire de destinée commandant de le poursuivre en vertu du « droit de chaque peuple à réguler son émigration. Et ce droit a quelque chose à voir avec celui qu’évoquait le président Wilson au siècle dernier : le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » (que le même Retailleau n’est pas près de reconnaître au peuple canaque qui le réclame).
Le ministre de l’Intérieur, qui ne craint pas l’éclectisme, capte large. Ses références et ses lectures hétéroclites vont des journalistes Caroline Fourest et Fiammetta Venner, qui ont inventé la légende de l’origine islamiste du terme d’islamophobie, aux philosophes Pierre Manent, Elisabeth Badinter, Henri Peña-Ruiz, Michel Onfray, Rémi Brague, en passant par les essayistes Pascal Bruckner et Alain Finkielkraut, les historiens Pierre-André Taguieff et Sylvain Gouguenheim, auxquels doivent sans doute s’ajouter d’autres pourfendeurs de la notion d’islamophobie comme la psychanalyste Élisabeth Roudinesco ou l’ingénieur des mines et économiste Philippe d’Iribarne.
Les spécialistes sont restés inaudibles. Ils ont échoué à se faire entendre en partie parce qu’ils ont commis deux erreurs, l’une historique et l’autre intellectuelle, en inscrivant l’émergence de l’islamophobie dans le paysage du XXe siècle colonial. En se focalisant sur le cadre d’énonciation colonial du vocable ‘islamophobie’, ils n’ont pas su tenir compte du fait que la contre-vérité de l’origine islamiste du terme reposait sur l’association de l’islamisme au wokisme, qui est celle-là même que Bruno Retailleau a tramée lorsqu’il dit que « l’islamisme a su se glisser dans les habits neufs du wokisme. Il a repris à son compte ce grand récit victimaire pour présenter les musulmans d’Europe comme les nouveaux boucs émissaires, les nouveaux damnés de la terre ». Or, ce n’est pas du contexte colonial que le néologisme ‘islamophobie’ a tiré sa possibilité première. Depuis plus d’un siècle et demi qu’il existe, il a chaque fois surgi dans le débat public français pour redéfinir le rapport à l’islam. Mais, l’usage qui en fait aujourd’hui a plus à voir avec celui qui avait cours dans la France des années 1870 qu’avec celui qui a vu le jour en relation avec le contexte colonial du XXe siècle.
Les années 1870 sont celles du triomphe du paradigme explicatif du racialisme ; mais elles sont aussi celles au cours desquelles, en France (et plus généralement en Europe), est repensé le rapport à l’islam, qui ne pouvait plus continuer à être représenté uniquement au prisme de la tenace rhétorique de la polémique anti-islamique issue du Moyen Âge latin. Le XIXe siècle européen met désormais l’accent sur le fatalisme de l’islam et son ignorance, donnés l’un et l’autre pour la cause de sa décadence et de son effondrement et la condition de sa colonisabilité et de son éviction de l’histoire du monde. L’islam est ainsi montré du doigt comme la négation de l’Europe. Il devient tout ce qui n’est pas Europe. Érigé en incarnation de la dégradation humaine, il s’offre à la haine de tous ceux qui sont épris de liberté, de progrès et de lumières.
Dans ce contexte, apparaît dans l’espace public l’un des plus anciens emplois de la notion d’islamophobie que l’on connaisse en France, ainsi qu’en témoigne, dans son édition du 11 mai 1895, le Journal, qui est l’un des quatre plus grands quotidiens français en cette fin de XIXe siècle. Il dramatise toutes les tensions charriées par le projet de création d’une mosquée à Paris porté par une vingtaine de personnalités « absolument dignes de foi » que le chroniqueur du journal qualifie de « philislamistes », sachant qu’à cette époque on disait islamisme en lieu et place d’islam. Mais c’est pour s’inquiéter de ce qu’il appelle la collision entre les deux partis, c’est-à-dire la rencontre violente d’hommes ou de groupes hostiles. Les islamophobes n’ont pu supporter qu’une mosquée soit érigée au cœur de Paris, non loin du quai d’Orsay. Alors ils ont fait capoter la souscription lancée par leurs adversaires. Ils sont d’autant plus révulsés par l’initiative de leurs adversaires qu’elle intervient au moment où l’on ouvrait à Clermont-Ferrand les festivités de célébration de l’anniversaire de la première Croisade, qui s’est déroulée entre 1095 et 1097 et qui a abouti à la prise de Jérusalem aux Turcs seldjoukides.
Sur le vieux fond d’hostilité du christianisme à l’islam sont venus se greffer de nouveaux enjeux sociaux, politiques et idéologiques en relation avec la présence de musulmans sur le sol français et non sans lien avec leur droit à pratiquer leur culte au même titre que les autres confessions auxquelles cette liberté était reconnue. Et lorsque, quelques années plus tard, un autre quotidien parisien, la Politique coloniale, a évoqué ces islamophobes, notamment dans sa livraison du 7 décembre 1899, c’est pour les opposer aux islamophiles, puisque désormais on ne dit plus islamisme, mais islam. Les uns et les autres sont représentés par le journal avec des vues radicalement opposées sur les mouvements de rénovation politique, religieuse et sociale qui sont apparus en Orient.
Une telle réforme en cours de l’islam a arraché aux uns admiration et espoir et soulevé chez les autres doutes et mépris de ce que l’islam reste fataliste, l’ignorance y est absolue et la crédulité infinie. Comment peut-il, se sont interrogés les islamophobes, se moderniser et faire siennes « la liberté, la tolérance, le progrès » grâce auxquels il ferait peau neuve et arborerait les principes libéraux de la civilisation moderne ? Il ne le peut. C’est du moins ce que supputent les héritiers de ces premiers islamophobes, puisque l’islam – disent-ils – n’est pas soluble dans les valeurs européennes.
L’islamophobie s’inscrit au cœur du débat français sans qu’elle ait besoin d’être motivée par le contexte colonial où le vocable n’apparaît qu’une quinzaine d’années plus tard, en relation avec l’Afrique subsaharienne. Car en Afrique du Nord, c’est le vocable d’arabophobie qui a prévalu du côté du colonisateur, où il est mentionné, sans doute pour la première fois par le Républicain de Constantine du 20 juin 1882, afin opposer les arabophiles aux arabophobes, et d’y revenir souvent, comme lorsqu’il le fait le 29 avril 1885, pour soutenir qu’ « il n’y a point d’arabophobes en Algérie », après avoir soutenu le 13 octobre 1883 « je suis et que je reste arabophobe », avant que du côté des colonisés, les Jeunes-Tunisiens et les Jeunes-Algériens ne s’en saisissent et n’en usent copieusement dans leur presse d’avant 1914, en attendant que le vocable islamophobie n’envahisse dans l’entre-deux-guerres le champ sémantique en contexte colonial. Entre temps, l’ethnologie et l’islamologie françaises s’en sont emparées.
Bref, tout cela n’indique qu’une chose : les dénégateurs de l’islamophobie dans la France d’aujourd’hui agissent et opèrent à leur insu sur ce socle doxologique, en s’instituant héritier d’un passé mal approprié au point de devenir un passif. Ils en sont venus à oublier que les mots ont une profondeur historique et un usage conventionnel qui les animent. Or leur dénier cet état qui leur est naturel, c’est attenter à leur mode d’existence, en proférant à leur encontre des inexactitudes et en les accablant de mensonges.