Soixante-six millions de procureurs, c'est ce que nous étions il y un an. Cinq millions d'antivax, c'est ce que nous sommes aujourd'hui. Ce ne sont pas mes mots, si j'en avais eu le loisir, j'en aurais choisi d'autres. Mais ce n'est pas moi qui fixe les règles. Antivax alors, qu'il en soit ainsi. Je pourrais étaler l'historique de mon statut vaccinal pour laver l'opprobre mais ce serait jouer la carte de "l'amie plus noire qu'une arabe" et j'aspire à garder le peu de dignité que ceux qui me caractérisent daigneront me laisser. Il faut dire que la liste est déjà longue. Séparatiste, assistée, islamo-gauchiste... Les épithètes stigmatisantes sont légion et produisent toujours l'effet escompté ; la déshumanisation du groupe cibléet la légitimation de mesures d'exceptions. La différence ici, c'est l'attitude d'une partie de la "gauche". Certains cherchent à comprendre les bas de plafond "antisciences" et aspirent à les convaincre plutôt qu'à les contraindre. D'autres excommunient sans détour les tartuffes qui auraient l'audace de se prétendre de gauche mais qui osent mêler la pureté de leurs idées à celles d'un groupe hétérogène non défini. Parce que la surexposition de Philippot et de l'extrême droite en général ne devrait pas suffire à déterminer la nature du mouvement antipass, pas plus que les diatribes insultantes d'Enthoven (et consorts) ne devraient être attribuées à ceux qui auraient le mauvais goût de penser comme lui. Comme Malcolm X, "je suis pour la vérité, peu importe qui la raconte. Je suis pour la justice, peu importe pour ou contre qui elle est."
Un combat illégitime ou délégitimé ?
S'inquiéter des effets secondaires du vaccin, des conséquences négatives du confinement sur les populations défavorisées, de la stigmatisation des non-vacciné.e.s et de leurs licenciements, c'est s'enfermer dans un marqueur socio-politique chaque jour plus infamant. Regardez-les seulement ; des boomers surexcités, QAnon à la française, conservateurs et complotistes. Effet repoussoir assuré. Ce qu'ils disent n'a aucune importance. Leurs revendications sont les otages de ce qu'ils représentent. Alors il faut déserter. Ne pas prendre le risque d'associer notre supériorité morale aux bassesses avilissantes d'une nébuleuse enragée. Il y a pourtant beaucoup de choses qui mériteraient d'être questionnées, voir dénoncées, et qui ne menaceraient pas pour autant les frontières de nos précieuses identités politiques.
Je n'arrive pas à me rappeler quel a été le moment de bascule qui a rendu suspecte toute critique à l'égard de la gestion sanitaire. Rendre visible les effets pervers du confinement, comme la hausse inquiétante des hospitalisations pédiatriques, l'aggravation de la pauvreté en France et dans le monde, l'augmentation tragique des overdoses, est aujourd'hui considéré comme de la propagande pro-marché. Exposer le non-sens du pass vaccinal, qui permet au vacciné.e.s positifs d'accéder à des lieux interdits aux non-vacciné.e.s négatifs, un caprice de privilègié.e.s.
Exprimer sa solidarité envers les personnes ayant développées des effets secondaires post-vaccinaux importants, c'est être procovid, complotiste et antivax. Si un homme tabasse une personne mais en protège une quinzaine d'autres, on pourrait effectivement saluer sa bienfaisance, mais l'on devrait également pouvoir dénoncer sa violence sans être accusé de misandrie. Hors c'est précisément ce qu'il se passe. La majorité des vacciné.e.s n'a heureusement pas souffert d'effets secondaires importants, il faut le dire et s'en rejouir, mais que s'est-il passé en deux ans pour que ceux qui, d'ordinaire si enclins à soutenir les plus lésé.e.s, se retrouvent ici à défendre, par leur silence ou leur mépris, les intérêts de laboratoires multimilliardaires au détriment d'une minorité abîmée ? Ce n'est pas le soutien à l'égard des blessé.e.s et des endeuillé.e.s qui renforce le scepticisme, c'est la négation de leur existence.
Qui les a arrêté ? P't-être la 5G...
La genèse des clivages remonte probablement au début de la crise sanitaire lorsque la plus abjecte des opinions consistait à défendre l'idée selon laquelle le virus avait été fabriqué par l'institut Pasteur et s'était échappé d'un laboratoire P4 de Wuhan. Bien que le dernier point soit aujourd'hui considéré comme une hypothèse "probable", selon l'enquêteur en chef de l'OMS, la souillure indélébile du conspirationnisme allait alors atteindre son acmé avec l'annonce de l'arrivée imminente d'un vaccin option 5G intégrée.
Il fallait dès lors choisir son camp, séparer le bon grain de l'ivraie, la lumière des illuminés, suivre le bon prophète, la science, la vraie. Toute contestation était devenue stigmate, lien tacite avec l'ennemi le plus déshonorant qui soit ; le conspi. La détresse morale et financière des étudiants, le tri des patients dans la cinquième puissance économique mondiale, la fermeture de milliers de lits d'hôpitaux et les mensonges répétés ont rapidement cessé d'être au centre des préoccupations. Une théorie du complot devenue panacée universelle est venu redéfinir les responsabilités. L'égoïsme criminel face à la conscience citoyenne.
Et puis l'indiscutable indécence. Celle qui transforme le soupçon en certitude, celle qui libère les indécis d'un fardeau devenu trop pesant. Ils ont utilisé l'étoile jaune pour comparer leur condition au martyr de millions de juifs. Des antisémites et des fachos !! On peut le dire maintenant, l'affirmer. Enfin ! Les condamner, chacun d'entre eux, sans distinction ! Nous, qui étions dans la même situation il a encore quelques années...
Je suis une minorité dans ce pays M. Ali, je viens d'Angleterre.
Certains l'ont nommée "la manif de la honte". Elle réunissait des milliers de personnes et appelait à faire front contre l'islamophobie. C'en était déjà trop pour ceux qui jurent que cette dernière n'existe pas. Ils espéraient l'incartade, la soupçonnait avant qu'elle n'arrive, la jugeait "inévitable". Et elle est arrivée. L'étoile jaune, encore elle. Symbole paroxystique de l'oppression des minorités. Utilisée ici non pour salir la mémoire des disparu.e.s mais pour éveiller les consciences anesthésiées. Pour dire, comme Aldous Huxley, mais sans avoir à le faire ; " Le fait que les hommes tirent peu de profit des leçons de l’Histoire est la leçon la plus importante que l’Histoire nous enseigne". Marquer les esprits en invoquant, par l'image, ce que l'inaudible ne saurait exprimer. Pour autant, c'était indécent et irrespectueux. Incontestablement. Pour les victimes comme pour leurs familles. De même que la récupération de cet acte isolé qui, bien qu'injustement représenté et loin d'être représentatif, viendra frapper du sceau de l'infamie la marche et tout ses participant.e.s.
Alors non, les militant.e.s antipass ne sont pas dans une situation analogue à celle des musulman.e.s. Les uns sont stigmatisés pour ce qu'ils font ou refusent de faire, les autres pour ce qu'ils sont ou refusent de devenir.
Les uns ont fraîchement poussé leur premier cri à la découverte d'un monde que les autres ne connaissaient déjà que trop bien. "Ils s'en prennent à nos libertés !" À qui le dites-vous... Depuis des années, les musulman.e.s sont déshumanisé.e.s, réifié.e.s, cibles privilégiées d'un pouvoir polycéphale se nourrissant des silences approbateurs de ceux qui laissent dire, de ceux qui laissent faire. "Communauté" estampillée bien public mise à disposition d'une opinion publique chaque jour plus convaincue de son droit absolu à disposer des Autres. Découvrir à la lumière des manifestations antipass ou à celles des gilets jaunes l'existence des violences policières, des atteintes aux libertés et aux droits humains ( dans un pays au demeurant multi-condamné par la CEDH ) est un luxe que les non-Blancs, les Noir.e.s, les Arabes, les Rroms, les détenu.e.s et les réfugié.e.s n'ont jamais pu se permettre. Les non-vacciné.e.s ne sont pas des opprimé.e.s. Ils sont les victimes conjoncturelles de circonstances singulières, les boucs-émissaires de l'instant et cesseront certainement de réclamer "la liberté pour tous" à la seconde ou ils auront retrouvé la leur.
Mais les injustices vécues doivent-elles pour autant être minorées, relativisées, mesurées à l'aune du respect porté à celles et ceux qui les subissent ?
L'homme, l'homme fier...
Quand les corps n'étaient que des corps, amoncellement mouvant de travailleurs essentiels qui ne pouvaient se payer le luxe de s'isoler d'un virus potentiellement mortel, il fallait lutter pour eux. Puis le vaccin est arrivé en clamant la fin du déterminisme social et l'avènement de l'égalité des chances de survie. Et les corps cessèrent de n'être que des corps. Ils pouvaient penser et choisir. Accepter ou refuser. Comment agir alors quand les corps silenciés qui ont donné sa raison d'être à notre lutte disent, quand ils le peuvent, autre chose que ce que nous espérons d'eux ? Il faut lutter pour ceux qui n'ont pas accès au vaccin, d'accord, mais que faire de ceux qui n'en veulent pas... Que dire d'eux ? Qu'ils sont ignorants probablement, mais le dire avec fraternité, ça devrait faire la différence. Dire aussi que leur défiance est légitime mais la savoir insensée. "« Fraternalisme ». Car il s’agit bel et bien d’un frère, d’un grand frère qui, imbu de sa supériorité et sûr de son expérience, vous prend la main (d’une main hélas ! parfois rude) pour vous conduire sur la route où il sait se trouver la Raison et le Progrès".
Moi, comme Despo Rutti, j'ai le cancer des probabilités. "Et si ?" c'est mon credo. Je fais partie de ceux qui abîment notre "belle démocratie" en questionnant constamment, parfois malgré moi, les intérêts de ceux qui parlent en son nom. Mes arguments sont loin de faire le poids face aux vôtres. Pour faire court, je ne sais pas. J'ai l'insolence, comme tant d'autres, de positionner mes opinions et mes choix sur les abîmes de mon ignorance. Ma défense est béotienne, d'où les attaques. J'invoque, entre autres, le manque de recul et les potentiels effets secondaires sur le long terme pour justifier mon refus. Toute honte bue.
J'assiste préoccupée aux vagues de contaminations sans précédent qui déferlent sur les pays assénant le slogan lapidaire "Tous vaccinés, tous protégés" quand d'autres, moins vaccinés semblent mieux protégés. J'évite le non-sens comme un virus.
Je vois le deux doses deux mesures dans le traitement médiatique qui conditionne à son statut vaccinal le degré de compassion accordé aux défunts. Je les écoute débattre éhontément de la possibilité de ne pas réanimer ou soigner les patient.e.s non-vacciné.e.s... Évidemment qu'il veut les "emmerder" ! Il sait maintenant qu'il a toute latitude pour pouvoir le faire. "Un irresponsable n'est plus un citoyen" dit-il. Ou comment expliciter l'implicite, maintenant que les esprits sont prêts... presque aussi coûteux pour lui que d'appeler à "venir le chercher", emmitouflé dans son immunité présidentielle.
Porter un regard critique sur la gestion sanitaire n'est pas une position de principe qui sert à flatter les postures contestataires et n'immunise pas contre les peurs que ce virus et ses terribles conséquences peuvent charrier. Il ne s'agit pas de nier sa réalité ni d'amoindrir sa gravité. Il s'agit de questionner les stratégies du pouvoir, leur sens, leurs abus et leurs répercussions, présentes et futures, sur les sociétés et les vies, comme les militant.e.s de "gauche" avaient l'habitude de le faire. Certains ont continué, mêlant leurs voix aux ambiguïtés idéologiques, d'autres ont cessé, mêlant leur mutisme aux mesures iniques. Difficile de savoir qui sont ici, ceux qui prétendent être de gauche.
L'homme, l'homme fier,
Drapé dans sa petite autorité passagère,
Est le plus ignorant de ce dont il est le plus assuré...
Houria Adoum