« Brusquement le spectre horrible de la misère arrache à notre société son masque de correction et révèle que cette pseudo-honorabilité n'est que le fard d'une putain. » Rosa Luxemburg
Émission Quotidien, 24 juin 2024 :
Yann Barthes : Bonsoir Anne Sinclair, le rassemblement national est aux portes du pouvoir, quel est votre état d'esprit, à six jours du premier tour ?
Anne Sinclair : Catastrophée. Catastrophée parce qu'on ne pensait pas vivre ça, parce-que ce n'était pas nécessaire, parce qu'Emmanuel Macron n'avait pas besoin de dissoudre...
Elle a raison. Ce n'était pas nécessaire. L'extrême droite était au pouvoir bien avant d'être à ses portes. Mais le vernis est plus visible que la crasse qui se trouve sous ses ongles. Ce qu'elle ne supporte pas, c'est qu'il craque. Catastrophée du fait que les musulmans desquels on pouvait débattre librement redeviennent les bougnoules qu'ils n'ont finalement jamais cessé d'être.
Trop vulgaire ; pas républicain. Raciste même.
Mais l'extrême droite devait savoir qu'elle n'en avait pas le monopole. Au nom de la survie d'un système politique mortifère qui devait s'assurer d'avoir à l'affronter tous les cinq ans, paré d'une myriade de preuves prêtes à contrer les accusations de laxisme tant espérées, qui lui garantissaient sa place au premier tour ; drapé dans les oripeaux du républicanisme, seul rempart contre le fascisme, pour remporter le second. Irriguer, puis appeler à faire barrage. Parce que c'est leur projet.
Mais l'électorat « fâché pas facho » dit aujourd'hui : nous préférons l'original à la copie. Et ils le font savoir. Après la victoire du Rassemblement national au premier tour des élections législatives, les violences racistes, verbales ou/et physiques, ont explosées.
Débridés par des années de dédiabolisation et du vote massif qui en a découlé, ils affirment désormais fièrement qu'on peut être à la fois fâché et facho. L'individu en foule acquiert, par le fait seul du nombre, un sentiment de puissance invincible lui permettant de céder à des instincts, que, seul, il eût forcément réfréné.
Mais ce n'était pas nécessaire. Car le racisme prospérait paisiblement sous l'édifice de l'arc républicain. Et les rares qui poussent aujourd'hui des cris d'orfraie quant à la perspective terrible d'une extrême droite au pouvoir sont les mêmes qui se terraient dans le silence quand le pouvoir était donné à ses idées.
Les autres ont au moins pour eux le vice de la constance. Ils diront probablement que ce n'est pas la France quand une boulangerie dans laquelle travaille un jeune ivoirien est incendiée, que les inscriptions « nègre » et « PD » y sont découvertes sur les murs. Que ce n'est pas la France quand un jeune musulman sortant d'une mosquée est tabassé aux cris de « sale bougnoule ».
À l'instar d'Alexandria Ocasio-Cortez, représentante démocrate au Congrès américain, qui était passée des larmes au Tweet selon que l'administration en charge d'un centre de détention pour enfants migrants était républicaine ou démocrate, ils nommeront, contraints et forcés, mais adéquatement, le racisme d'un candidat RN assurant qu'il ne l'était pas par le fait qu'il venait d'être « béni par un curé de couleur » qu'il n'avait pourtant « pas écrasé avec sa moto » mais seront restés mutiques quand la police enfonçait sa matraque dans l'anus de Théo Luhaka, le traitant de « bamboula » et le laissant mutilé à vie.
C'était déjà la France.
Celle-là même qui regardait Adama Traoré mourir asphyxié sous le poids de trois policiers. Celle qui justifiait l'assassinat à bout portant d'un jeune garçon de 17 ans, Nahel. Ils étaient, à raison, bouleversés quand Julien Odoul ordonnait publiquement à une mère accompagnant un groupe scolaire de retirer son voile, laissant son petit garçon en pleurs mais n'ont pas protesté quand Ahmed, 8 ans, était convoqué au commissariat pour « apologie du terrorisme ».
La « gauche » était alors au pouvoir. L'honneur était sauf. Ils avaient probablement foot, comme Ruffin le dimanche, quand une femme musulmane, encerclée par quatre policiers sur une plage de Nice, était verbalisée avant d'être sommée de se déshabiller. Tous les jours dimanche.
Ils ne trouvaient rien à redire quand Gérald Darmanin, fraîchement réélu grâce au désistement d'une candidate LFI, expulsait des imams, fermait écoles et mosquées, jugeait Marine Le Pen « trop molle » sur la question de l'islam avant de lui offrir les lois « séparatisme » et « immigration », constituant pour elle une « victoire idéologique du Rassemblement national ». Une de plus. Matériellement désastreuse pour la société et ceux qui la composent.
Mais toujours pas de quoi inquiéter les sentinelles des valeurs républicaines, journalistes, observateurs et autres éditorialistes qui, au nom de la levée des tabous, n'avaient pas été perturbées par les débats sur l'identité nationale, portés par un Nicolas Sarkozy (actuellement sous bracelet électronique) qui promettait de nettoyer les banlieues au Karcher, et ceux sur la déchéance de nationalité, défendue par Manuel Valls qui déplorait l'image que renvoyait la ville d'Évry à la vue d'un habitant arabe à qui il venait de serrer la main et qui implorait qu'on lui mette à la place « quelques blancs, quelques white, quelques blancos », mais qui n'hésitent pas à imputer à Jean-Luc Melenchon et à la France insoumise l'origine de la montée du RN, après les avoir taxés d'islamo-gauchistes durant des années pour avoir fait partie des rares à dénoncer sa banalisation.
Aucun paradoxe ; la dédiabolisation de l'ancien Front national est inversement proportionnelle à la diabolisation de ceux qui le combattent.
Et ils assurent aujourd'hui en faire partie.
Alertes à l'idée que la « patrie des droits de l'homme » puisse brusquement perdre son masque de correction.
Amorphes qu'ils étaient face aux violences sociales et policières.
Amorphes quand l'islamophobie devenait religion d'État.
Amorphes quand l'État en question envoyait des sous-traitants lacérer les tentes de migrants à Calais et observait la méditerranée se remplir de leurs cadavres.
Rien de tout cela ne les scandalisait, ne les mettait en colère, ne les catastrophait. Ce qui les saisit aujourd'hui, c'est que le racisme contre lequel ils prétendent soudainement lutter risque de perdre un peu de sa respectabilité acquise en n'étant plus contenu par ceux qui savent le polir.
Les valeurs de la république comme seule boussole, mais, comme le disait Sartre, à les regarder de près, on n'en trouvera pas une qui ne soit tachée de sang.
Houria Adoum