« Et surtout mon corps aussi bien que mon âme,
gardez-vous de vous croiser les bras en l'attitude stérile du spectateur,
car la vie n'est pas un spectacle, car une mer de douleurs n'est pas un proscenium,
car un homme qui crie n'est pas un ours qui danse... "
Aimé Césaire
«La proportion des enfants à Gaza est totalement délirante,
donc on met au monde continûment des enfants qui n'ont aucune place dans le monde.
Production effrénée d'hommes excédentaires, d'hommes surnuméraires.»
Alain Finkielkraut
Le colonialisme n'est pas une machine à penser, ce n'est pas un corps doué de raison. Il est la violence à l'état de nature et ne peut s'incliner que devant une plus grande violence." Frantz Fanon.
Oui mais l'anticolonialisme, c'est bien en théorie. En pratique, rien ne le justifie. Ne leur reprochez pas d'être moins loquace en ce qui concerne le sort des Palestiniens, ils jureront les avoir toujours défendus. Sur le modèle d'un "longue vie aux restos du cœur", ils voudraient pouvoir crier : Gloire au statu quo ! Car qu'adviendra t-il de leur bonne conscience s'ils cessent soudainement d'être la bouche des malheurs qui n'ont point de bouches. Qu'adviendra t-il d'eux mêmes sans la réalité sur laquelle ils ont édifié leurs "principes intangibles".
Ils héroïsent la résilience silencieuse et n'approuvent la résistance armée que lorsqu'elle est circonscrite à un passé lointain, romantisée par le temps et l'Histoire. Et là, sous nos yeux, dans ce présent intranquille et révélateur, les excédentaires, les surnuméraires s'organisent selon les codes imposés par l'ennemi. Et la glorieuse notion de résistance livresque devient brusquement barbarie. Rien ne peut justifier ça. Ils polarisent de concert l'attention sur un Hamas supposément isolé, preuve par le stimuli d'une guerre de civilisation globalisée. Les enfants de la lumière contre ceux des ténèbres, ou l'axe du mal mis à jour pour les circonstances. "C'est le 11 septembre israélien, le 13 novembre". On en appelle au trauma collectif pour identifier la bête et immédiatement, on la reconnaît. Nul besoin d'une contorsion cérébrale pour imaginer des Arabes décapiter des bébés, violer des femmes. Alors on fait passer l'info et elle circule. Manufacture efficace au catalogue hétérogène allant du héros au boucher, du fantôme de Kiev au Viagra libyen. Ici, on expose les Palestiniens comme une fiole d'anthrax brandi aux yeux d'une foule à convaincre. Les affects en éveil s'assoupiront sur ce massacre promis comme "représailles". Depuis le sept octobre, près de 15 000 Palestiniens dont plus de 6 000 enfants ont été tués par une humanité n'ayant pas trahi ce qu'ils étaient en droit d'attendre. En Palestine, un homme qui crie est bien un ours qui danse.
Il faut dire qu'ils s'étaient habitués a les voir danser, ces ours ; c'est qu'Israël a le droit de se défendre. Mais maintenant des Hommes crient et rien ne peut justifier ça. Comme ils mentent quand ils disent que toutes les vies se valent. Ils abhorrent la colonisation mais conditionnent leur soutien aux colonisés à la façon qu'ils ont d'y faire face. Ils condamnent l'occupation mais ne soutiennent l'occupé que dans les limites fixées par l'occupant. Ils les veulent inoffensifs, impuissants, trépassant discrètement, lentement mais sûrement. Autant de qualités qui assurent à l'opprimé son titre et lui garantissent une place pérenne dans les colonnes des pourfendeurs d'iniquités. L'incendie contenu du morne comme un sanglot que l'on a bâillonné.
Les mêmes qui s'enorgueillissent d'être du bon côté de l'Histoire quand il s'agit de la dire se drapent dans la neutralité quand il s'agit de l'écrire. Nous aurions tous été assurément de vaillants résistants. Reste ce que nous sommes.
Ils établissent des symétries entre une force occupante surmilitarisée et une population assiégée. Ils ennoblissent les violences qui ont menées aux victoires qu'ils revendiquent comme leurs quand elles ne font plus l'objet de débats mais disent aux Palestiniens, qu'aucune instance ne protège contre la soif génocidaire de l'État sioniste, que rien ne peut justifier ça.
Cette humanité empêchée, niée par soixante-quinze ans de domination coloniale. Ce tout petit rien.
Quoi donc ! Courbé depuis deux siècles sous un joug de fer, jouet des passions des hommes, de leurs injustices,(...) nous aurions encore vu cette horde sacrilège attenter à notre destruction, sans distinction de sexe ni d'âge ; et nous hommes sans énergie, sans vertu, sans délicatesse, nous n'aurions pas plongé dans leur sein nos bras désespérés !
Jean-Jacques Dessalines, père de l'indépendance haïtienne, issue de ce qui est universellement célébré, en dépit des violences consubstantielles à celle-ci, comme la première révolte d'esclaves victorieuse, ne dit ici rien d'autre que ce qu'énonce le droit international en ce qui concerne le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Non, cela n'implique pas que l'on s'en prenne à des civils. Et si le chef adjoint du Hamas a assuré que les forces de Qassam étaient soumises à un protocole stricte visant à ne pas nuire aux femmes et aux enfants, des victimes non militaires ont bien été tuées ce jour là. Seulement comment attendre d'un peuple, à qui l'on refuse méthodiquement ce que l'on accorde invariablement à son oppresseur, qu'il se soulève dans les limites scrupuleuses d'un droit qui a constamment failli à le protéger de ceux qui l'ont inlassablement bafoué. Et ce droit vous le savez, c'est le droit du plus fort. Consacré par le soutien inconditionnel des puissances impérialistes qui, concomitamment, augmentent les livraisons d'armes aux exterminateurs, l'aide humanitaire aux exterminés. En même temps.
Mais ils exigent des opprimés qu'ils aient une morale supérieure. Au nom du discrédit qui pourrait changer de camp. À la liberté, à la dignité, les Palestiniens devraient donc préférer le crédit dont ils jouissent, forgé dans l'impunité de ceux qui les oppriment.
La gauche métropolitaine est gênée : elle connaît le véritable sort des indigènes, l'oppression sans merci dont ils font l'objet (...). Mais tout de même, pense-t-elle, il a des limites : ces guérilleros devraient tenir à cœur de se montrer chevaleresques ; ce serait le meilleur moyen de prouver qu'ils sont des hommes.
Dans un effort continu de délégitimation, il faut exalter les remords pour mieux minorer les victoires. Citer Nelson Mandela, le nobélisé. Pas le perdant volontariste ; le vainqueur repentant. Pas le combattant mobilisateur ; le sage contrit. Celui qui n'était plus, paraît-il, ce qu'ils sont encore. Celui qui a pu soumettre à l'humanité la difficile tâche de l'autocritique, une fois la lutte achevée. Celui qui désavoue.
Pour ceux qui luttent encore, se rappeler de ses mots, qui lui appartiennent autant que les regrets qu'on lui prête: "C'est toujours l'oppresseur, non l'opprimé qui détermine la forme de lutte. Si l'oppresseur utilise la violence, l'opprimé n'aura pas d'autre choix que de répondre par la violence". Umkhonto we Sizwe, la branche armée de l'ANC fondée par Mandela, déclarait dans son manifeste en 1961 :
"Mais la patience du peuple n’est pas infinie. Il arrive un moment dans la vie de toute nation où il ne reste plus que deux choix : se soumettre ou combattre. Ce moment est désormais venu pour l’Afrique du Sud. Nous ne nous soumettrons pas et nous n’avons d’autre choix que de riposter par tous les moyens en notre pouvoir pour défendre notre peuple, notre avenir et notre liberté". Les attentats commis par la suite n'ont pas fait perdre au combat mené sa légitimité. Il n'est pas questionné dans son essence, dans sa raison d'être. Certains amoindrissent les violences historiques, d'autres s'en désolidarisent pour n'avoir à garder d'elles que les accomplissements, empruntant un peu de la lumière du héros mais ne prenant jamais rien de ses fardeaux. L'âme altière du juste aux mains propres fier de s'attribuer le butin d'une guerre de laquelle il ne veut rien savoir. Comme il est aisé de n'avoir à porter des luttes que la hauteur morale qu'elles confèrent.
Il ne s'agit pas de fétichiser la résistance armée, bunkérisé dans des sociétés qui ne seront pas impactées matériellement par ce que cela implique, séparé par une distance temporelle ou spatiale suffisamment importante pour n'avoir jamais à en souffrir. Encore moins de relativiser la gravité des attaques perpétrées le sept octobre, dont les objectifs politiques néantisés par le mythe raciste d'une insurrection insensée et les "tirs amis" responsables de la mort de civils israéliens ne sauraient amoindrir les horreurs vécues en ce jour. Oui mais : "Faut-il vous retracer le cours des atrocités commises contre notre espèce : le massacre de la population entière, médité dans le silence et le sang froid du cabinet". Whataboutisme sordide pour ceux qui ne veulent pas savoir sur quelle guerre repose leur paix. Contextualisation inévitable pour les autres, qui n'ont eu que cette question comme réponse ; combien de temps pensaient-ils que cela pouvait durer ?
Combien de sept octobre pour les damnés de la terre sainte avant que l'oppresseur ne soit confronté dans sa chair à ce qu'il leur a lui-même fait subir, sans commune mesure, depuis plus d'un demi-siècle. "Il y a de la violence dans cette insistance de la communauté internationale sur la non-violence, car elle constitue en fait une invitation aux Palestiniens à se coucher et à mourir."
Muntasir Bakr, l'un des enfants rescapés du massacre de la plage de Gaza en 2014, au cours duquel quatre garçons de la même famille âgés de 9,10 et 11 ans avaient été délibérément ciblés puis tués par l'armée israélienne, se confiant devant la caméra du journaliste Dan Cohen : "Avant la guerre, je voulais devenir pêcheur pour aider mon père, maintenant je veux devenir combattant pour défendre Gaza et venger mon frère".
C'est de cela qu'il s'agit. De ce sanglot que l'on a bâillonné au bord de son éclatement sanguinaire, en quête d'une ignition qui se dérobe et se méconnaît.
Le sept octobre n'est pas une manifestation de l'hydre islamiste. Il est cette ignition qui ne se dérobe plus. Combustion de forces vitales détournées par les crimes répétés et l'impassibilité de ceux qui se sont accommodés du pire. Résultat de l'injustice installée et de l'espoir opiniâtre de voir un jour ce monde qui n'est pas le leur enfin le devenir ; offensive militaire aux objectifs stratégiques clairement définis, comme la libération des prisonniers Palestiniens, ces otages dont on ne dit pas le nom, il n'est pas une pulsion traduisant l'irrationalité, une absurde tempête ni la résurrection d'instincts sauvages mais est aussi, et surtout, comme l'explique Abdaljawad Omar, le constat de l’épuisement des voies politiques, diplomatiques et juridiques.
Surgissant de ce qui a été décrit par le sociologue israélien Baruch Kimmerling comme le plus grand camp de concentration qui ait jamais existé créé par "la seule démocratie du Moyen-Orient", l'attaque du sept octobre aura des lendemains analogues aussi longtemps qu'il y aura une terre à défendre, des frères à venger ; une liberté à conquérir. Tant que les condamnations se figeront sur ce jour terrible, non sur ces décennies terrifiées l'ayant rendu possible. Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes. Et les poètes, les rêveurs et les idiots indomptés qui souhaitent la fin des structures existantes en exaltant le principe de la non-violence ne seront que peu de choses face au pragmatisme de ceux qui les subissent. Pour que la non-violence fonctionne, rappelle Stokely Carmichael, votre adversaire doit avoir une conscience. La paix, qui n'a jamais été ici que celle du supplicieur, n'aura jamais lieu tant que la prospérité de la société coloniale israélienne aura plus de valeur que le martyre palestinien sur lequel elle se fonde.
Yoav Galant, ministre israélien de la défense a déclaré : "Nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence". Fanon lui répond : " Le colonisé sait tout cela et rit un bon coup chaque fois qu'il se découvre animal dans les paroles de l'autre. Car il sait qu'il n'est pas un animal. Et précisément, dans le même temps qu'il découvre son humanité, il commence à fourbir ses armes pour la faire triompher".
Mithridatisés par la récurrence de la violence subit par les seuls colonisés, son poison frappe les cœurs et les esprits lorsqu'elle se retourne contre ceux qui d'ordinaire le distille. Et aussi répulsive puisse-elle être au yeux de chacun d'entre nous, son usage aux mains des déshumanisés leur a été de tout temps imposé comme un mal nécessaire au triomphe de leur humanité. De la résistance au terrorisme, du terrorisme à l'héroïsme, autant de notions évolutives, tributaires des versatilités politiques des époques qui les ont enfantées. Nombreux sont ceux qui auraient condamné hier ce qu'ils honorent aujourd'hui. Au triomphe de la justice, de l'égalité et de la paix qui en découlera, parce qu'occuper est un crime et que résister est un droit, dire, sans barguigner, comme Fidel Castro le fit en son temps : "condamnez moi, peu importe. L'Histoire m'absoudra".
Houria Adoum