Les terribles attentats de Paris ont coûté la vie à près de 130 personnes et ont blessé plusieurs centaines d’individus.
L'émotion, vive, a frappé la France et les français avec un rare effroi. Elle fut relayée dans le monde entier par un vaste mouvement de solidarité. Chaînes publiques officielles, médias privés et réseaux sociaux ont été les vecteurs de l'ensemble de ces soutiens. Facebook, dès les premières heures de l'attentat a déployé son système "Safety Check" pour permettre à ses utilisateurs en Ile-de-France de se rassurer. Depuis le drapeau tricolore flotte partout sur la toile, comme sur de nombreuses façades dans les grandes capitales mondiales. L'humanité se trouve une cause, un sens, des visages. Elle éprouve, de conserve, un sentiment d’union transnationale, qui dépasse les frontières de la langue et des expressions culturelles. L'humanité se trouve, elle s'unit.
Beaucoup expriment leur solidarité avec le peuple français et avec ce qu'il est censé représenter : un amour de la liberté, une grande tradition des droits de l'homme et même "un art de vivre" où se mêlent "bon vin et douce musique."
Avec ces terribles attentats, la France se découvre en guerre. Beaucoup sont celles et ceux qui crient vengeance et demandent, sans le formuler de la sorte, que le prix du sang soit payé! La barbarie appelle l'action. Pourtant, il y a encore quelques mois, ce sont ces mêmes voix de l'étonnement qui ne comprenaient pas pourquoi des milliers de syriens et d'irakiens tentent de fuir leurs pays devenus l'enfer daeshien. Ces syriens, irakiens et libanais ou libyens, égyptiens et maliens sont aux premières lignes des combats depuis des années. Vingt quatre heures avant les attentats de Paris, Beyrouth subissait la pire attaque terroriste sur son sol depuis 1990.
Le Safety Check de Facebook n'a pas permis de rassurer les libanais pourtant très connectés sur le réseau social. L'indignation internationale n'a pas connu « le succès médiatique » de celle de Paris. Pas de drapeau libanais, pas d'image du cèdre venant colorer les profils sur les réseaux sociaux, peu de prières réseautiques, peu de chants ou de poèmes pour ce peuple pourtant mélomane. Peu, voire pas de textes vantant l'art de vivre libanais, les terrasses et le front de mer de Beyrouth, ses cafés enivrés des parfums de l'orient, ses sourires de chiites, chrétiens et sunnites, ses musiques électroniques, classiques ou traditionnelles. La souffrance de ce peuple est restée sourde, celle de ses voisins est demeurée si lointaine qu’elle en devenait presque fictive.
Après ce sanglant week-end, force est de constater que l'indignation fut sélective. La vie d'un libanais, d'un syrien, d'un turc, d'un kurde, d'un malien ou d'une nigériane ne vaudrait-elle que pour chiffre? Ces morts sont des nombres, des nombres calculés, additionnés mais jamais humanisés. Le journaliste Pierre Haski parle du « mort kilomètre » pour désigner la compassion à géométrie variable. S'agit-il d'une expression de l'humanisme 2.0?
Alors que l’Irak et sa capitale Bagdad connaissent, en moyenne depuis le début de l'année, deux attentats par semaine, la compassion humaniste ne semble pas s’étendre jusque-là. En Irak, ce sont des chiffres qui disparaissent, pas des êtres humains. En Syrie voisine, c’est le même schéma qui se répète. Des chiffres et pas des humains.
Certains diront que ces pays sont loin. Que l'on pleure plus le frère que le cousin. Ils ajouteront peut-être que ces peuples n'ont pas le "même mode de vie que nous". Des innocents assassinés en terrasse valent-ils plus que d’autres se rendant à leur travail ou faisant leurs courses dans un marché ? Qui a parlé, par exemple, des 17 morts et 32 blessés de l’attentat suicide perpétré le 13 novembre 2015 dans une mosquée Chiite de Bagdad ?
Pourtant loin d'être un petit sujet, un détail, nous devons nous interroger sur le différentialisme dans le traitement des victimes et des peuples, surtout si nous brandissons l'humanité dans nos discours et dans notre éthique, surtout si nous nous présentons et imaginons être l'un des peuples "les plus abouti" dans sa réflexion universaliste.L'humanité se caractérise-t-elle par un mode de vie particulier? Que lui reste-t-il d'universelle? Est-elle réservée, limitée dans ses membres?
Cette interrogation, de fond, doit nous permettre d’être, davantage, au clair sur l’idée que nous nous faisons de la civilisation, de la culture, et de l’humanité qui les porte.
L'humanité ne peut trier parmi les siens. Elle ne peut ranger en catégories émotionnelles distinctes et hermétiques les individus. Elle ne peut attribuer des âmes aux uns et réduire les autres en nombre. Elle ne peut accepter ni la banalité du mal ni l'indignation par intermittence. Il ne peut y avoir d'humanité si elle est déniée ou oubliée pour au moins un de ses membres.
C’est ce que nous disons haut et fort à Daesh.
Mais le pensons-nous réellement ? Notre pratique en est-elle réellement le reflet ?