« Iqra », c’est par ce premier mot que la révélation débute, c’est un mot issu d’un verbe conjugué à l’impératif. « Lis » dans le sens de lire et d’étudier, c’est par cette première parole que Dieu débute Ses commandements ultimes dans la tradition islamique.
S’inspirant du judaïsme et du christianisme dans la construction d’un message à la fois légal, moral et compatissant, le discours musulman complète les injonctions abrahamiques par l’étude qui devient une obligation pour toutes et tous du "berceau à la tombe".
Régir la société, accompagner l’humanité dans une œuvre d’émancipation, apaiser chaque conscience, initier chaque individu à la détection du "bien et du mal", c’est ainsi que l’on pourrait résumer le message coranique dans ses grandes intentions. Ces objectifs, pour être atteints reposent principalement sur trois leviers : le développement de l’amour, entendu dans le sens d’une passion extatique pour Dieu ; le goût de l’effort qui doit conduire à développer la patience et l’art de la nuance ; l’étude qui doit offrir l’un des moyens du rapprochement avec la divinité.
A ce titre la scène de la révélation prophétique est riche en symboles.
Mohammed, berger conduisant son troupeau, se retrouve attiré dans une grotte par la voix de l’ange Gabriel émissaire de Dieu. Dans un premier temps il pense rêver ou devenir fou, il doute, il s’interroge sur la voix mystérieuse. Dieu, s’exprimant par l’intermédiaire de l’ange, commande à Mohammed de "lire". Mohammed répond qu’il ne sait pas lire, qu’il est analphabète. Dieu lui ordonne alors de lire en Son nom. La révélation islamique débute par un miracle : faire lire un analphabète ! Le symbole se poursuit. Mohammed, craintif et plein de doutes ne sait avec qui partager son tourment. C’est sa femme qui sera le premier être humain à recevoir ses doutes puis le message divin. La première oreille à écouter le nouveau prophète annoncer le message sacré est une femme. Le symbole est lourd de sens dans cette Arabie du VI éme siècle, patriarcale et qui pratiquait à grande échelle les fœticides.
Voilà pour Dieu.
Par la suite, le goût de l’étude sera confirmé dans la tradition musulmane. Le Prophète donnera à sa communauté naissante plusieurs conseils s’appuyant sur le Coran « Quémande le savoir du berceau à la tombe ». Il demandera même à ces arabes du désert épuisés par la pratique et la dangerosité des routes caravanières « Tu chercheras la science, même si elle se trouve en Chine ». La Science est érigée en bien précieux, une finalité en soi, un chemin menant à Dieu.
Voilà pour le prophète.
La philosophie musulmane s’est évertuée à suivre ces deux commandements. L’âge d’or de cette civilisation n’a pu avoir lieu que grâce au formidable développement de la pensée dans les grandes capitales musulmanes, Bagdad, Damas, le Caire, Cordoue, etc…
Les penseurs, les philosophes, les scientifiques, les mystiques musulmans ont profité de ces commandements. Ils les ont abondamment utilisés pour justifier, par un argument d’autorité de nature théologique, leurs travaux. Leurs vies n’ont pas été faciles, les débats furent durs, l’attitude de princes autocrates violentes et la contradiction fut forte.
Al-Farabî, le « second Maître » après Aristote, guidé par la question de la perfection de l’homme et de la poursuite du bonheur, s’appuie sur la République de Platon pour proposer une vision musulmane de la science politique. Il établit une ressemblance dans l’art de la législation entre celui qui est responsable d’une société et le Législateur d’une religion révélée.
Du point de vue du dirigeant, il doit ainsi se conformer à une règle d’exemplarité. La vertu lui indique d’adapter les commandements divins à son temps et à son public. Du point de vue du « dirigé », il doit utiliser toutes les ressources de sa raison pour rechercher et construire le bien commun, un bonheur en partage y compris dans le cadre d'une société qui inclut des non-musulmans y compris des non-monothéistes (comme cela fut le cas de l'empire Moghol en Inde).
Le monde et l’Irak au premier chef assistent, effarés, à la destruction pure et simple d’une partie de leur héritage. Le monde arabo-musulman est frappé de nouveau par la barbarie la plus abjecte. Comme si les morts, les destructions des lieux et symboles du culte ne suffisaient pas, les terroristes s’attaquent au patrimoine intellectuel.
Les réponses au terrorisme doivent continuer d’être co-construites et co-élaborées dans la pluralité des acteurs. Il ne s’agit pas d’un devoir pour l’Occident ou d’une mise à l’épreuve pour le monde islamique, il s’agit d’un défi pour l’humanité toute entière qui peine dans son histoire à naître et être en avortant tous les ingrédients de la barbarie. Le seul défi qui compte n'est ni culturel ni cultuel, il concerne la conscience collective humaine. L’une des réponses consiste à se saisir des outils intellectuels à notre disposition.
Sur le modèle d’Al-Farabî, notre premier devoir est de faire un effort pour nommer les situations, les mécanismes et les acteurs. Il n’est plus possible de valider la nomenclature imposée par les terroristes et de leur associer de près ou de loin un blanc-seing religieux. Les criminels ne doivent plus bénéficier, comme ils le souhaitent et l’attendent, des ressources symboliques contenues dans l’appellation « musulman, ou islamique ». Il importe de les catégoriser par ce qu’ils font et non plus par ce dont ils disent qu’ils sont. Ce sont des criminels, plus ou moins liés à des cartels de la mafia, plus ou moins liés à des milices, plus ou moins liés à des sectes violentes et agressives. Ces criminels usurpateurs de l’identité musulmane sont les premiers à vouloir la détruire. Il s'agit donc de criminels agissant au moyen de la terreur et faisant référence dans leurs discours à l'Islam. L'Islam est, ici, une ressource symbolique usurpée et prise en otage.
Une autre réponse possible consiste à dialoguer avec la pensée islamique telle qu’elle s’est déployée dans le temps et l’espace pour éduquer tout un chacun à la diversité des points de vue, à la gamme des débats qu’elle propose. Il ne s’agit pas d’être dans une attitude prosélyte mais de partager ensemble les trésors de significations contenus dans cette somme de réflexions. De plus ces réflexions ne sont jamais propres à l’Islam, elles apparurent avant, après et en dehors de cette civilisation. Ces réflexions sont humaines et l’Islam n’y a pas été étranger. Notre devoir est d’organiser la traduction et le dialogue des valeurs, des principes, d’identifier et comprendre l’essence de ce qui nous rapproche et de ce qui peut nous distinguer, et surtout de prendre conscience de tous les changements opérés à l’intérieur de chaque bain culturel. Notre devoir est de continuer à être des passeurs, d’idées et de questions. A traduire l'humanité autant qu'à la construire dans le concert des pensées, et de l'incompressible dignité qui nous unit.
Enfin, ne perdons jamais de notre esprit que nous sommes tous potentiellement les acteurs de la barbarie. La passerelle qui nous y mène est celle de l’ignorance. L’ignorance, c’est le manque de connaissances, c’est aussi les certitudes qui jamais ne bougent, jamais ne se questionnent. L’ignorance c’est le vide, et c’est aussi l’inertie, le refus de mettre à l’épreuve sa pensée ou ses croyances. Science et conscience se rejoignent voire se complètent dans le combat contre l’ignorance. Loin de les opposer, il nous faut les apposer voire les rapprocher pour faire reculer partout les tentatives de la barbarie, y compris celle qui sommeille tranquillement en chacun de nous. Ne nous trompons pas de bataille. De notre capacité à définir les termes de la lutte dépendra l’issu du conflit : une victoire de l’humanité ou une victoire de l’inhumanité.
Dans un jeu métaphorique original, Al-Farabî recourait à l’image du monstre pour décrire la position de l’homme corrompue dans une cité vertueuse. Ce monstre, il est de notre devoir de l’humaniser. Cette image, plus d’un millénaire après ses travaux, est d’une vive actualité.