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Billet de blog 11 novembre 2016

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"Fever Room" d'Apichatpong Weerasethakul : un théâtre d'écran et de fumée

Critique de "Fever Room", la création théâtrale d'Apichatpong Weerasethakul.

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Hangar noir et fumée dans l'air. Quelques gradins, et au sol un rectangle de lumière dessiné par les projecteurs au plafond. Le public laissé seul s'installe à l'intérieur. Les premiers chuchotement hagards s'égarent et laissent place au silence général. Obscurité complète. Pour le Festival « Welcome to Caveland », une manifestation artistique des souterrains, le Théâtre des Amandiers ouvre ses portes à Apichatpong Weerasethakul. Le cinéaste s'essaie pour la première fois au théâtre avec « Fever Room ».

Un premier écran s'abaisse et s'éclaire sur une chambre d'inconnus thaïlandais. Puis une plage, une ville, un hôpital, les images se succèdent accompagnées d'une voix off. Ces fragments d'une journée donnent au spectateur un récit déconstruit. A lui de trouver ou non des éléments de compréhension. La caméra se trouve ensuite sur la proue d'un bateau lorsqu'un deuxième écran descend des cintres, pour venir au-dessus du premier. Puis un troisième et un quatrième, situés à droite et à gauche du public installé sur les quelques gradins.

Pour celui installé à même le sol, le spectacle s'éprouve physiquement. Pendant les quarante premières minutes du spectacle, où les images sont continues et projetées sur les quatre écrans, les positions changent. Que regarder ? Les vagues caresser le sable d'un côté, un bateau de l'autre, ses voyageurs en face ? La liberté du spectateur de voir ce qu'il veut marque aussi les corps. Les jambes se croisent et se décroisent, les têtes tournent, forcées de maintenir le regard en hauteur. Certains s'allongent, d'autres s'endorment. Une liberté sous forme douleur intérieure que les thaïlandais montrés à l'écran doivent eux-aussi ressentir, dans un pays marqué depuis 2014 par la dictature militaire.

Deux personnes qui étaient sur le bateau descendent maintenant dans une caverne. L'espace est exiguë. De vieilles parois rocheuses, griffés par le temps et l'oubli. Les spectateurs, coincés entre les écrans, participent eux-aussi à cette descente vers l'inconnu. Et puis un dessin ancestral, une silhouette d'un homme dessinée à la pierre blanche. C'est la marque originelle de l'homme artiste. Dans ce premier temps décousu de la pièce, où des mots et des images s’enchevêtraient sans logique ni sens, la « Fever  » se propage subitement dans la «  Room », et donne sa première vision. L'explorateur thaïlandais touche du doigt la première tentative de compréhension de l'homme. Lui qui vit ses jours comme des fragments de souvenirs voit la marque de son ancêtre. La première trace métaphysique. Un appel qui va dissoudre le temps infini entre ces deux évènements. Les écrans s'éteignent, et remontent doucement. Le rideau s'ouvre. Un projecteur fébrile éclaire la salle en face du public, qui découvre sa présence sur le plateau. Beaucoup de fumée sort de chaque coin du hangar. Les formes se brouillent, tandis qu'une ampoule au loin illumine la salle. Deuxième temps de la pièce.

Illustration 1
"Fever Room" de Weerasethakul

Difficile de maintenir son regard face à la puissante lampe à l'horizon. C'est elle qui rythme le temps, fonde l'espace et touche le public par ses faisceaux. La masse de fumée s'engouffre dans ce vortex de lumière, et cisèle le plateau comme un passage vers un ailleurs mystique. Ce ciel vaporeux se couche devant nous : le public semble se situer au-dessus des nuages, dans un espace indéterminé. Le hangar est une capsule en hypnose. Le son est grondant et fort. Chaque spectateur peut donner sa propre signification à ce voyage. La liberté était jusqu'ici vécue comme une douleur du corps. Elle se donne ici comme pleinement spirituelle. Le paysage astral devant nous est visuel et sonore, et ne nous donne pas de réponse finale. Une marque de fabrique d'Apichatpong Weerasethakul.

La lumière s'éteint. Le rideau se referme. L'écran de droite s'abaisse. On revoit l'homme, il est en train de dormir. Etait-ce un rêve ? La pièce se finit par un générique sur l'écran. Pas d'acteurs ni de metteur en scène sur le plateau pour recueillir les applaudissements, qui tardent à venir. « Fever Room » a contaminé le spectacle vivant. Il est devenu théâtre d'écran et de fumée.

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