En ces temps difficiles, il est de bon ton de promouvoir la résilience. Un de ces jolis mots qui fleurissent un beau matin dans l’air du temps, attrapés, déterrés parfois, par les pinces mal intentionnées des communicants. Qu’on se le dise, désormais : on encense, on prône la résilience des individus ! Face à l’Adversité, toujours grandissante et polymorphe. On nous enjoint de faire preuve de résilience – de tenir le coup, soit ; mais après ? La résilience face à la tempête, la résilience pour passer l’épreuve, collectivement – ô la belle qualité. Mais la tempête ne semble pas passagère ; la crise succède à la crise, l’état d’urgence est galvaudé : transitoire par nature autrefois, la crise désormais se maintient, se prolonge, s’installe, sine die. Pire, on nivelle par le haut les seuils qui distinguent la crise de la norme : la norme de demain est la crise d’hier, et l’état d’urgence d’aujourd’hui.
Et que faire face à cette montée inexorable de l’urgence, lorsque les seuls comportements qui seraient susceptibles de la faire refluer, ou a minima d’en stopper l’aggravation exponentielle, nécessitent une profonde et douloureuse remise en cause d’un système qui nous bénéficie par beaucoup d’aspects encore ? Face à cette abyssale question, longtemps, la doxa hégémonique néolibérale, dont il est question ici, a minimisé les enjeux. Fumer, ça ne peut pas être si mauvais, regardez le nombre de personnes qui font cela quotidiennement – regardez l’argent que ça rapporte ! Le climat ne se réchauffe pas, puisqu’il neige – et l’automobile est un marché gigantesque ! Puis les enjeux sont devenus difficiles à masquer, les conséquences, visibles, leur caractère irréparable et grave, palpable.
On a alors tenté de minimiser la « responsabilité humaine » – façon inélégante de rendre Une l’Humanité toute entière dans sa collaboration avec le système dominant : si nous sommes responsables, vous l’êtes aussi ; alors nul n’a intérêt à creuser la question. On a présenté la déréliction planétaire comme une conséquence de causes naturelles irrépressibles et grandioses, des cycles mystérieux, solaires, terrestres, des rémanences de passés que l’on aurait oubliés - mais si, le Groenland, c’était une forêt tropicale ! Mais là encore, l’âpreté du fait scientifique n’a pas offert longtemps de prises aux raisonnements iniques, gauchement construits malgré des atours que l’on a voulus sérieux. Pour donner le change, on a tenté de se parer du doute comme d’une toge héritée de l’esprit des Lumières. Douter, questionner, remettre en cause : le sain réflexe ! L’inattaquable démarche ! Bel esprit que celui qui doute, et qui se gargarise du doute – on ne me la fait pas, à moi ; qui êtes-vous pour avancer ces vérités qui m’horripilent ? Mais ce doute est fallacieux et les masques tombent vite. C’est un doute stérile, un doute égotique, autocentré, incapable de construction, dépourvu de méthode ; pire, un doute prétexte, servile, tronqué. Le droit de s’exprimer ne préjuge pas de l’équivalence des points de vue. On constate désormais, malgré les râles et les spasmes, la lente mais nécessaire agonie de ce doute-avatar de mauvaise foi.
Reste l’inexorable.
Ayant établi que les solutions réelles sont inenvisageables, car elles reviennent à accepter sa propre déconstruction, la doxa libérale se trouve dans une impasse. A son âge d’or, elle était armée d’un argument irrésistible, qui lui a permis d’asseoir son hégémonie : nous vous promettons le confort, tel que vous ne l’avez jamais connu. Puis, jusque récemment, une promesse pouvait encore être brandie : le statu quo. Nous vous promettons que vous conserverez le confort acquis, dans une parfaite continuité – continuité dans l’accélération, s’entend, car le système dont il est question ne survit que par sa fuite effrénée en avant ; s’arrêter, c’est mourir. Mais la folle course vers l’horizon nous a fait galoper jusqu’aux extrémités physiques du monde. Finis Terrae. Devant nous, le vide. Encore quelques foulées, c’est vrai ; mais après.
C’est là la limite intrinsèque, immanente, de la pensée libérale : l’exponentielle exploitation des ressources doit compenser l’iniquité de la répartition de leurs bénéfices. L’immense masse de la population s’abreuve aux flaques qui se créées sur les berges d’un fleuve torrentiel de richesses, s’écoulant avec fracas devant leurs yeux, et qui les éclabousse – qui ruisselle – parcimonieusement. Les quelques gouttes sont insuffisantes ? qu’à cela ne tienne, augmentez le débit, tombez les dernières digues. Le flot monstrueux se déverse toujours plus, et demeure inaccessible à l’immense majorité ; mais la berge est humide, nous boirons la rosée.
Mais un jour le flot tarit. Le fleuve s’éteint ; la berge s’assèche.
Alors, que dire ? Cette unique promesse ne tient plus. Non, en effet, vous ne conserverez finalement pas le confort que vous aviez jusqu’à lors. C’estcommeça. Contre mauvaise fortune, soyez forts, soyez dignes ; soyez résilients. Résistez, subsistez, survivez ; bravo, une journée de passée ! voilà, dix, cent encore. Cela fait deux ans maintenant, vous rendez-vous compte ? Et vous n’êtes toujours pas abattus tout à fait. C’est honorable ; voici votre hommage : vous faites preuve d’une admirable résilience. Continuez ainsi.
Jusqu’à quand ?
Et pour – quoi ?
Qu’y a-t-il au bout du chemin ? Qu’est-ce qui vaut que l’on endure encore, en restant soumis aux mêmes règles, aux mêmes dictats, qui imposent que l’on continue de courir vers la fin plutôt que de concentrer le peu de forces qu’il nous reste pour infléchir notre trajectoire ?
Après quel mirage court-on de nos jours ? La doxa ne nous promet plus rien. Le sac est vide, on le secoue encore de temps en temps en feignant d’en faire tomber des miettes. Mais quel avenir nous dessine-t-on ainsi ? Quel futur désirable ? Les trajectoires prises nous sont de plus en plus ouvertement défavorables. Les iniquités deviennent d’infranchissables gouffres. Les dégâts sont chaque année plus vastes, plus proches, plus cruels. Les divisions enflamment les esprits et jettent les corps les uns contre les autres. Malgré cela, soyez résilients. La ritournelle n’est pas entraînante ; elle est absurde. La résilience sans idéal, c’est l’apanage des blattes ; une pugnacité idiote, une résistance vaine, une pérennité inutile. Survivre en ayant abandonné le rêve et l’ambition d’une civilisation humaine désirable, c’est y perdre la légitimité de notre existence.
La résilience se conjugue soit au déni, que portent ceux que la déréliction a pour l'instant épargnés, soit à la résignation, de ceux qui renoncent à enfanter la génération suivante ; mais elle peut être porteuse d’une troisième voie, mince et immense tout à la fois : une résilience armée d’un but, d’un cap, d’une ambition : celle de faire émerger de la carcasse du monde anthropique moribond une Humanité ayant appris, ayant fait la synthèse de ses errements au regard de son Histoire toute entière, une Humanité réceptacle et vaisseau des valeurs et des savoirs qu’elle a su engendrer, ses enfants de lumière ; porteuse de ces lueurs tremblotantes et inestimables dans le vide infini de l’Univers.