La tare la plus fondamentale de l’être humain découle de l’inadéquation entre le monde qu’il a créé et ses propres caractéristiques physiques les plus élémentaires. L’ensemble des caractéristiques biologiques de l’humain moderne, affinées par la sélection naturelle au cours des derniers millénaires, se sont organisées dans le cadre somme toute assez réduit des dimensions spatiales du corps humain : l’ensemble de nos capacités d’interaction et de perception de notre environnement sont directement dépendantes de l’échelle relative de nos organes par rapport au-dit environnement.
Il découle de cet état de fait une limite intrinsèque à notre perception du monde, un biais immanent : nous sommes spécialisés, affûtés, pour instinctivement percevoir et appréhender le monde à une certaine échelle, directement liée à la dimension de l’espace qui nous est perceptible et avec lequel nous pouvons interagir dans notre expérience quotidienne. Au-delà et en-deçà de cette échelle appréhendable, nous peinons à percevoir, et à comprendre ce que nous percevons – plus encore, à manipuler, interagir avec les éléments physiques appartenant à des ordres de grandeur qui ne sont pas ceux de notre corps.
Nous peinons à voir, dénombrer et manipuler individuellement des grains de sable, autant qu’il nous est presque inconcevable que des humains aient déplacé, façonné et manutentionné des monolithes hauts de plusieurs mètres.
Cette difficulté à transcender notre ordre de grandeur corporel semble avoir joué un rôle fondamental dans le développement de la pensée humaine et notamment de l’abstraction mathématique. L'humain s’est en effet très tôt retrouvé confronté à la nécessité de se doter des outils intellectuels lui permettant de mesurer ce qu’il ne pouvait plus percevoir instinctivement ; la limite de dénombrabilité a fait l’objet de nombreuses études et théories passionnantes, que nous paraphraserons ici en disant qu’il existe différents seuils numéraires faisant frontière entre les quantités que nous sommes capables d’embrasser d’un coup d’œil, celles que nous pouvons dénombrer en conservant une idée pertinente de l'ordre de grandeur qu’elles représentent, et celles que nous pouvons théoriquement dénombrer ou conceptualiser à l’aide d’outils mathématiques, mais au prix d’un effort volontaire de la pensée, et dont l’appréhension, c’est-à-dire la visualisation pertinente, pondérée, relativement à d’autres quantités et ordres de grandeur, nous est inaccessible ou tout du moins totalement abstraite et inintuitive.
Cette fragmentation de notre perception et de notre capacité à appréhender le monde physique introduit d’immenses biais dans notre compréhension de celui-ci. L’importance de l'influence de ces biais dans notre pensée semble s’être accrue à mesure que l'échelle des transformations physiques du monde attribuables à l’humain s’accroissait elle-même démesurément. Il est notable que la genèse de l’abstraction mathématique évoquée plus haut soit corrélée avec la sédentarisation et l’invention de l’agriculture : ce seuil civilisationnel marque l’accès à une nouvelle échelle d’impact sur le monde, par la conservation et le stockage rendus possibles de la nourriture, qui désormais devra être quantifiée pour de plus grandes échelles de temps, et donc de quantité. Le chasseur-cueilleur manipulait des échelles de temps et donc de quantités de vivres bien plus restreintes, car constamment renouvelées, limitées par la nécessité de transporter ces vivres dans un cadre de vie nomade, et par une disponibilité moindre et moins dense des ressources. La production entraîne la productivité, la concentration, l’accumulation ; autant de nouveaux concepts nécessitant les outils intellectuels cités pour en garder le contrôle.
Or, le nœud du problème réside ici : le passage à l’ère de la machine, ou anthropocène, a brusquement projeté le monde des humains vers des ordres de grandeur incommensurables par nature, puisque la révolution consiste justement, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, à donner accès aux humains à une source d’énergie d’origine non animale - et infiniment plus concentrée que les sources diffuses historiquement exploitées que sont le vent et l’eau. Pour la première fois, l’humain se libère des contraintes physiques qui ont bridé son action sur le monde depuis son origine. Cet inédit potentiel de transformation du monde bouleverse profondément le rapport de l’humain à celui-ci. Désormais, et dans un laps de temps infime à l’échelle de son histoire, l’humain peut façonner la terre, la sillonner, l’excaver, percer les montagnes, drainer les fleuves, parcourir les airs ; et ce, dans des proportions décuplées, centuplées, milluplées. Un humain seul, avec le concours des machines, peut labourer en un jour un champ dont une vingtaine de ses semblables ne seraient pas venus à bout en une semaine. Un humain peut désormais voyager de plusieurs milliers de kilomètres en quelques heures, là où ses aïeuls passaient l’intégralité de leur existence dans un rayon d’une quarantaine de kilomètres autour de leur lieu de naissance.
Ces nouveaux ordres de grandeur sont incommensurables, inédits ; et surtout, impossible à appréhender pour l’humain. Ils requièrent le recours à des artifices, des constructions mathématiques, statistiques ; des extrapolations, des généralisations ; des raccourcis et des simplifications. Bien sûr, ces outils intellectuels ont été immensément perfectionnés, et les machines ont également pu être mises à contribution dans ce domaine – des machines pour comprendre et contrôler les machines – ce qui a pour effet de maintenir un semblant de contrôle sur les entreprises humaines opérant à ces échelles. Mais un semblant seulement : non pas que l’outil du contrôle soit par nature systématiquement incomplet ou défaillant, mais il se heurte à un paradoxe enfanté par le changement d’échelle, et que nous appellerons la limite inhérente du déterminisme. Le déterminisme dur, conceptualisé par Pierre-Simon de Laplace (et dont Paul Thiry d’Holbach nous donne une belle définition[i]), théorise la possibilité d’extrapoler à l’infini la démarche rationaliste, et d’en tirer la compréhension omnisciente et parfaite de l'ensemble des phénomènes observables. Or, cette extrapolation infinie repose sur la possibilité d’une intelligence infinie elle aussi – le Démon de Laplace. Mais l’existence d’une telle intelligence reposerait nécessairement sur une physicalité infinie, qu’elle soit biologique ou artificielle ; en somme, le Démon de Laplace voit la possibilité de son existence réfutée par la nécessité insurmontable d’habiter le monde qu’il prétend comprendre infiniment.
Ce paradoxe de la limite inhérente du déterminisme, outre le fait qu’il ouvre la porte à l’existence du libre arbitre, illustre également dans sa limite extrême le problème qui affecte toute entreprise d’analyse et de gestion du monde physique dès lors qu’elle s’attaque à des échelles significativement hors de la portée naturelle de l’esprit de l’humain. La complexité exponentielle de l’objet analysé - et surtout, des objets analysés, les systèmes étant éminemment interdépendants, démultipliant immensément les interactions et les scénarios possibles découlant de chaque action – rend les outils d’analyse et de contrôle inconcevables, soit qu’ils requièrent une capacité physique qui deviendrait disproportionnée par rapport à l’action que l’on tente d’analyser et de contrôler, soit qu’ils nécessitent tellement de seuils de simplification pour rendre intelligible à l’humain les paramètres à prendre en considération, qu’ils y perdent la finesse de l’analyse initiale, et sont ainsi rendus mortellement vulnérables à l’aléa proportionnel qui découle de ces simplifications.
L’humain moderne se retrouve donc dépourvu des outils de contrôle suffisants pour se garantir une maîtrise complète des outils de transformation du monde dont il s’est doté. Il façonne, tel un démiurge, le monde physique selon sa volonté, guidé par une compréhension lacunaire du contexte sur lequel il intervient, par une méthode appliquée avec une rationalité variable, et demeure pratiquement incapable de prédire avec fiabilité les conséquences de son action – d'autant moins qu’il pratique un aveuglement volontaire aux prédictions alarmistes.
[i] « Dans un tourbillon de poussière qu'élève un vent impétueux ; quelque confus qu'il paraisse à nos yeux, dans la plus affreuse tempête excitée par des vents opposés qui soulèvent les flots, il n'y a pas une seule molécule de poussière ou d'eau qui soit placée au hasard, qui n'ait sa cause suffisante pour occuper le lieu où elle se trouve, et qui n'agisse rigoureusement de la manière dont elle doit agir. Un géomètre qui connaîtrait exactement les différentes forces qui agissent dans ces deux cas, et les propriétés des molécules qui sont mues, démontrerait que, d'après les causes données, chaque molécule agit précisément comme elle doit agir, et ne peut agir autrement qu'elle ne fait. » - Paul Thiry d’Holbach, Système de la nature, 1770