[Contexte, destiné au lecteur futur : Octobre 2023. Le mouvement du Hamas lance une attaque d’envergure sur la population israélienne, ciblant spécifiquement et à grande échelle des civils, commettant des actes d’une atrocité sans nom, assassinant par centaines. Le gouvernement israélien, dirigé par le parti de B. Netanyahou, aux positions extrémistes notoires, réplique avec force en ceinturant la bande de Gaza d’un blocus total, enfermant 2,6 millions de civils auxquels sont mêlés les membres du Hamas, et entreprend de bombarder massivement toutes les cibles susceptibles d’être liées au Hamas. Les victimes palestiniennes, militaires du Hamas et civils confondus, se comptent bientôt par centaines, et le blocus s’éternise, menaçant l’existence même de l’ensemble de la population enfermée.]
Extrait choisi d’un discours entendu dans les médias français :
« Oui, il y a une différence à faire entre des gens, qui sont des civils, qui sont assassinés dans la rue par des commandos islamistes qui débarquent dans les villages pour brûler les maisons, et les victimes collatérales de bombardements consécutifs à cette attaque. Je pense qu’il faut marquer cette différence, que c’est même très important de la faire. » Raphaël Enthoven, 10 octobre 2023
Devant l’abîme qui s’ouvre sous les coups glacials de cette énonciation docte de ce qu’il faut penser, je me permets l’exercice éminemment dérangeant de l’analyse froide, précise et sans concession de l’étendue terrifiante de ses implicites et ses explicites. On s’abstiendra de la petitesse courante d’un faux-procès avant d’avoir lu d’abord l’intégralité ; après, que les monstres rampent hors du bois. Je les attends à l’orée.
Ainsi, toutes les vies innocentes ne se valent pas. Il y a hiérarchie, distinction, « différence », qu’il est « [important de marquer] », nous enseigne le docte philosophe. Mais il ne prétend pas que cette différence est intrinsèque, innée ; non, rassurons-nous, elle est contextuelle. La valeur de la vie humaine dépend du contexte, laissons-le nous en conter les raisons.
On déduit avant tout un postulat implicite du discours : on parlera ici de victimes civiles, par opposition aux membres des forces armées israéliennes d’une part et du Hamas d’autre part.
Malgré cet implicite, le docte philosophe distingue d’une part les gens, les civils, qui sont assassinés dans la rue ; de l’autre, les victimes collatérales de bombardements consécutifs à cette attaque.
Décortiquons d’abord la qualification des victimes. Les premières sont des gens – donc, de vrais gens, de vrais civils, innocents, qui vivaient leurs vies de civils, dans la rue, lorsqu’ils ont été assassinés. Des monstres humains débarquent dans cette vie civile et massacrent, tuent, exécutant un plan macabre mûrement prémédité. Et cela est vrai – je ne me permettrai aucune ironie sur ce point. Cela est vrai, et cela est abominable. Les actes commis avaient pour but de donner la mort, de cibler enfants, jeunes et vieillards, de commettre des atrocités sans nom, afin de terroriser.
Et cela est inexcusable ; car la Justice ne cherche pas d’excuse mais des explications ; et Elle ne cherche pas tant à punir le coupable, qu’à libérer la victime du fardeau mortifère de la vengeance.
Les secondes sont des victimes collatérales. Ils n’étaient pas la cible ; ils étaient au mauvais endroit, au mauvais moment. Le docte philosophe distingue : ils n’ont pas été assassinés, car il n’y avait pas préméditation ; on verra que selon lui, il n’y avait peut-être pas même intentionnalité. Il y a eu un évènement, un bombardement, et ces victimes étaient présentes, par malchance. Pas de gens ici. Pas de civils dans la rue, qui menaient une vie de civils. Des victimes collatérales, sous-produit d’un processus inexorable. Pertes et profits.
Le docte philosophe n’oublie pas en revanche d’établir immédiatement la légitimité desdits bombardements : ils ne sont pas gratuits, ils sont consécutifs à l’attaque ; ce n’est pas une attaque en soi, c’est une riposte, une réaction. Implicitement : s’il n’y avait pas eu d’attaque, il n’y aurait pas eu de bombardement. Réaction mécanique, intentionnalité minimisée : cause – conséquences. Prévisible, évitable : la faute échoit aux provocateurs. Inéluctable, automatique : les auteurs des bombardements n’agissent pas de leur fait, ils réagissent : les conséquences de leurs actions ne leur sont pas directement imputables.
Cela explique le distinguo : les uns sont assassinés, les autres, victimes collatérales de bombardements. Poussons le raisonnement – enfonçons-nous dans l’obscurité.
Car en ce cas la légitimité -voir la nécessité, l’inéluctabilité- du bombardement prévaut sur la légitimité de préserver des vies humaines innocentes. Dans ce cas, on assassine, mais pour une cause supérieure ; le meurtre est nécessaire, il est moralement justifiable, et mérite donc de se dévêtir de sa qualification.
La justice distingue schématiquement l’homicide de l’assassinat par le facteur de la préméditation. Je m’interroge : à quel degré de préméditation place-t-on le geste du militaire qui appuie sur un bouton et envoie dans l’atmosphère une ogive explosive s’écraser dans la façade d’un immeuble, pulvérisant l’édifice et ses habitants, écrasant sous les décombres les passants en contrebas, déchiquetant sous les volées de shrapnel les occupants des immeubles voisins ? L’homme, qui par ce geste avait l’intention d’éliminer son ennemi, ne savait-il pas que ce même geste aurait aussi ces conséquences ? N’avait-il, en toute bonne foi, aucun moyen d’anticiper la violence, la souffrance et la mort qu’engendrerait son action, envers des êtres humains innocents ? Ou bien avait-il cette conscience, et l’a-t-il ignorée, considérant que l’accomplissement de son action prévalait moralement sur ces considérations ?
Le docte philosophe a pour sa part tranché la question. La légitimité de l’action prévaut sur l’ignominie des conséquences. Soit. D’autres avant lui ont eu cette radicalité. Mais qu’il l’assume, ce docte philosophe : qu’il persiste et signe : la mort de ces gens – car eux aussi étaient des gens -, l’anéantissement de ces vies, la souffrance indicible infligée, je la considère juste, je la considère nécessaire, car ce que je défends est supérieurement légitime à leur droit de vie. Je ne l’entends pas, le docte philosophe, nous dire cela en ces termes. Par déni peut-être – par pudeur sans doute.
Délivrons-le de sa pudeur, ce docte philosophe ; et que l’on me permette alors en réponse de lui exprimer mon insurrection bouillonnante face à ces pensées hideuses, et mon absolu mépris.
Ainsi, le docte philosophe de sa main droite désigne, condamne, dénonce l’attaque des uns, et de la gauche justifie, explique, constate le caractère juste et inéluctable de la riposte des autres. Son avis est ferme, définitif, et empreint du devoir moral – il faut marquer cette différence, c’est même très important de la faire. Ainsi, depuis son plateau de télévision, depuis la hauteur que lui confère sa position dans un pays en paix, dans l’exercice de la légitime autorité que lui confère son statut de philosophe médiatique, le docte philosophe a-t-il parlé.
Quant à moi, depuis le confort du même pays en paix relative, depuis la seule légitimité que je m’arroge en ma qualité de citoyen et plus fondamentalement d’être humain, je dis :
Ce serait une faute morale évidente et grave que de chercher à excuser l’attaque du Hamas, c’est-à-dire de chercher des raisons qui seraient suffisantes pour justifier, pour légitimer les actes atroces qui ont été commis.
Mais il semble en revanche pertinent, et l’honnêteté intellectuelle et morale nous l’impose même, de chercher les explications, de reconstituer le contexte qui a permis la mise au point puis l’exécution de ces crimes, d’identifier les facteurs de radicalisation des esprits ; ce, dans le but de comprendre la situation dans son exhaustivité, de dégager les enjeux, les desseins et les rapports de force sous-jacents, afin de parvenir à contrecarrer la spirale de la vendetta, à assécher les forces alimentant les groupuscules guerriers et criminels, au profit des forces vives constructrices qui ne peuvent émerger tant que domineront les violents.
Voilà les objectifs légitimes, que la morale nous dicte de poursuivre, depuis notre position de privilégiés, d’épargnés. Et non de chercher à excuser les crimes des uns au nom d’une légitimité immanente accordée par la seule grâce d’un docte philosophe, qui s’échine ainsi à faire tourner indéfiniment la roue d’une meule inhumaine broyant les êtres sous la pierre dure de la guerre, dont le seul produit est cette pulpe de corps et de souffrances.
Quand la poussière sera retombée, que les gravats seront froids, les morts enterrés et pleurés, quand viendra l’heure de contempler et de juger les actes commis dans ces conflits atroces, alors nous traînerons les incitateurs de haine, les justificateurs de mort, les prédicateurs de l’inéluctable ignominie, devant l’étendue ensanglantée : qu’ils contemplent les mutilations des corps et des âmes, qu’ils fassent leurs ablutions de poussière et de sang, qu’ils endurent le regard infiniment grave des survivants endeuillés, et qu’ils osent leur dire, doctement, comme ils se le permettaient alors sur les plateaux de télévision, qu’ils osent leur dire : cela est juste.