J’étais présent à la manifestation contre les mégabassines du samedi 20 juillet 2024 à la Rochelle et j’aimerais décrire une réalité que je n’ai pas assez lue dans les articles, celle que j’ai vécue. Je salue le travail des journalistes indépendants qui apportent un point de vue plus nuancé que les médias détenus par les grandes fortunes que l’on connaît bien, et qui relatent les faits au plus près de la réalité. Cependant, aussi intègres soient ces journalistes, ils et elles n’ont pas le don d’ubiquité. Ainsi, je me suis rendu compte au fil de mes lectures – même si je ne prétends pas avoir tenu une revue de presse exhaustive sur le sujet – que mon expérience de participant dans le cortège « déter’ » de la Rochelle n’y est pas ou peu représentée. En quoi est-ce important ? En quelle honneur ma petite expérience personnelle devrait-elle être racontée et diffusée largement ? Je m’adresse à toutes les personnes qui pensent aujourd’hui, en toute bonne foi, comme je pensais hier : des « casseurs » viennent gâcher la fête et décrédibiliser le mouvement ; si des personnes se font gazer ou matraquer, c’est sûrement qu’elles ont été violentes ou menaçantes ; ça ne peut pas m’arriver. Pas à moi. Parce que je ne suis pas violent - je hais la violence, elle me dégoûte, littéralement, physiquement. Parce que je suis blanc. Parce que je ne fais rien d’illégal. Parce que je ne fais que manifester pacifiquement. Les choses ont changé désormais car je sais que tout cela ne me protège pas. Et j’aimerais partager mon expérience pour que celles et ceux qui se retrouvent dans ces pensées prennent conscience que personne n’est à l’abri. Pas même les enfants, pas même les personnes âgées, pas même les plus pacifistes d’entre nous. Avant de commencer mon récit, je tiens à préciser que je suis conscient de mon privilège et que je n'oublie pas les violences et le harcèlement policiers que subissent les personnes racisées des quartiers populaires.
Samedi, en fin de matinée, dans un parc de la Rochelle, près de 10 000 personnes étaient réunies pour exprimer leur désaccord contre ces projets inutiles et les filières agro-industrielles auxquelles elles sont adossées. Après le pique-nique, vient le moment de choisir entre le cortège « familial » qui longera la côte et le cortège « populaire et déter’» qui tentera de rejoindre le port. Une première mise au point s’impose : ce dernier cortège n’est pas un concentré de militants et militantes masqué⋅es, armé⋅es et violent⋅es. Il regroupe des personnes de tous âges qui tiennent des pancartes, des drapeaux, scandent des slogans, entonnent des chants engagés, parfois accompagnés par la fanfare. Certain⋅es sont masquées (probablement pour se protéger du fichage), d’autres non. Des hélicoptères survolent le cortège régulièrement. Devant nous, une marée humaine à perte de vue. Derrière nous, la même chose. Régulièrement, des messages se propagent de proche en proche pour réguler la cadence, se regrouper, s’arrêter. Certes, des dégradations sont commises : tags, panneaux publicitaires d’abribus ou vitrines d’assurance cassées. Je n’ouvrirai pas ce débat ici, je soulignerai simplement que personne ne blesse personne dans cette histoire et qu’aucun particulier, aucun foyer n’est pris pour cible. Lorsque certains individus isolés commencent à s’énerver contre des voitures d’habitant⋅es, la foule les rappelle à l’ordre. Mieux : lorsque le cortège traverse un quartier populaire, certain⋅es Rochelais⋅es propagent l’information et aucune dégradation n’est commise.
Dans une rue étroite d’un quartier résidentiel, la tension monte. On entend que la police pourrait bientôt envoyer les lacrymogènes. Ces gaz sont utilisés par la police pour qu’un groupe n’ayant pas répondu aux sommations se disperse. Or, pour se disperser, il faut des issues. Quel est l’objectif de la police lorsqu’elle envoie des palets de lacrymogène en plein milieu des manifestants, dans une rue étroite et sans issue latérale ? On entend le bruit des palets projetés en l’air et on croise les doigts pour ne pas qu’ils tombent sur nous et nous brûlent. Ils tombent à un ou deux mètres de nous. Nous sommes dans un nuage et les yeux brûlent. Pas comme lorsque l’on coupe des oignons, plutôt comme si on se frottait des oignons sur les yeux. Je suffoque. Je me rappelle avoir appris que tant que l’on fait du bruit, il n’y a pas à s’inquiéter. Aucun son. Les secondes paraissent longues lorsqu’aucun air n’atteint nos bronches. Je finis par respirer dans un râle rauque qui inquiète mes voisins et voisines. Soulagement, je respire. Malgré la confusion, j’entends une dame d’un certain âge s’exclamer : « Je vais mourir ! ». Dans ces moments, la solidarité prime. Des parapluies se déploient pour nous protéger, les conseils fusent : « Respirez par la bouche », « Ne déglutissez pas ! », « Aspergez-vous de maalox ! ». Quelques mètres plus loin, là où le nuage commence à désépaissir, un homme d’une trentaine d’années s’effondre sous mes yeux et se met à convulser. Des camarades le mettent en position latérale de sécurité et tout le monde crie « Médic ! » en le pointant du doigt. Là encore, les secondes paraissent longues lorsque quelqu’un est au sol, inconscient, convulsant, et que nous sommes tous et toutes dans l’attente d’une personne compétente pour gérer la situation. Une fois cette personne arrivée, c’est à contre cœur que nous laissons cet homme inconscient derrière nous. Pendant tout ce temps, d’impressionnantes détonations continent de retentir et la pluie de lacrymogènes se rapproche. D’un pas rapide mais jamais précipité, nous rejoignons le cortège « familial » près de la côte et la fusion se veut festive et joyeuse. C’en est presque surréaliste, ce contraste. Une demi-heure avant : les cris, les détonations, les brûlures, les suffocations ; maintenant : la fanfare, la sono, les paillettes, la plage. Après quelques négociations, ce cortège diversifié s’enfonce à nouveau dans les rues de la Rochelle, passant devant plusieurs camions de CRS et un cordon de soldats suréquipés et armés jusqu’aux dents. À peine la foule engagée dans les rues, des cris retentissent et il pleut à nouveau des lacrymogènes. Cette fois-ci, des enfants, des personnes âgées, des passants, des cyclistes arrivé⋅es ici par hasard se retrouvent au milieu de ce chaos. Les palets tombent à un mètre de nous. Je ne l’ai su que plus tard mais les manifestant⋅es passé⋅es un peu trop près se sont fait matraquer. Je le sais, on va me rétorquer : que fais-tu de toutes ces personnes habillées en noir, se protégeant avec du mobilier urbain et jetant des pierres sur les policiers ? Celles et ceux que l’on appelle les « black blocs ». Je répondrai ce que j’ai appris ce jour-là : elles se mettent en danger, légalement et physiquement, pour nous protéger… de ceux qui sont censés nous protéger. Quelques heures plus tard, j’envoie un message à ma mère afin de la rassurer :
- Je suis en sécurité dans un hôtel de la Rochelle.
- Tu ne te sentais pas en sécurité ?
Non, maman, lorsque l’on vient manifester contre des injustices, dénoncer des accapareurs de bien commun et que le gouvernement utilise des armes de guerre contre sa propre population, on ne sent pas en sécurité.