EL PAÏS, Madrid
La complexité croissante du monde oblige à repenser les relations entre savoir et pouvoir, juge le philosophe espagnol Daniel lnnerarity. Comment prendre des décisions dans des conditions d'instabilité ?
Tout le monde ou presque se targue ces jours-ci d’avoir eu raison en ce qui concerne la crise financière. Mais rares sont ceux qui se rendent compte que ce qui a pris fin, c’est précisément cela : l’art d’avoir toujours raison. Si nous assistons à la fin du néolibéralisme et au retour des certitudes sociales-démocrates, nous serions peut-être soulagés, mais nous n'aurions pas pour autant compris que c'est autre chose qui s`achève : une certaine conception de notre connaissance de la réalité sociale et de notre capacité à prendre des décisions s'y rapportant.
Aussi longtemps qu’a prévalu le modèle de la certitude, le monde était régi par des décisions souveraines adoptées sur la base d'un savoir assuré. Nous devons désormais nous habituer à l’instabilité et à l’incertitude, tant en ce qui concerne les prédictions des économistes que le comportement des marchés ou l’exercice du leadership politique. Notre principal défi est d'apprendre à gérer le risque, ce qui ne veut pas dire renoncer à le réglementer ni vivre dans l’illusion que nous pourrions l'éliminer totalement.
La société de la connaissance a radicalement transformé l’idée de savoir, à tel point qu’il conviendrait mieux de l’appeler société de la méconnaissance - une société toujours plus consciente de son non-savoir et qui progresse moins en accroissant ses connaissances qu’en apprenant à gérer la méconnaissance dans toutes ses manifestations : insécurité, vraisemblance, risque et incertitude. Il y a de l’incertitude quant aux risques et aux conséquences de nos décisions, mais aussi quant à la réglementation et à la légitimité.
Des formes nouvelles et variées d’ignorance apparaissent, qui n’ont pas seulement à voir avec ce que l’on ne connaît pas encore, mais aussi avec ce que l’on ne peut pas connaître. Il n’est pas vrai que nous soyons en mesure, à chaque problème qui se pose, de générer le savoir correspondant. Souvent, le savoir dont on dispose se fonde pour une faible part sur des faits certains, le reste étant des hypothèses, des pressentiments ou des indices.
Ce retour de l’incertitude ne signifie pas que les sociétés contemporaines dépendent moins de la science, bien au contraire. Ce qui se passe, c’est que les problèmes ont changé de nature, et avec eux le type de savoir requis. Dans de nombreux domaines (par exemple, la réglementation des marchés financiers ou le changement climatique), on est obligé de recourir à des théories fondées sur des modèles de vraisemblance, et pas sur des prévisions exactes sur le long terme. Concernant les enjeux les plus cruciaux, nous sommes confrontés à des risques pour lesquels la science ne fournit aucune méthode de résolution sûre. La science n’est pas en mesure de libérer la politique de la responsabilité d'avoir à décider dans des conditions d'incertitude.
Ce processus de fragilisation et de pluralisation de la connaissance est sans doute à l’origine de l’érosion de l’autorité des Etats et de la crise du politique. Une crise dont on ne sortira pas tant que l'on ne parviendra pas à trouver une nouvelle articulation entre le pouvoir et les nouvelles formes de savoir.
Le modèle de connaissance dont nous nous servions jusqu'à présent était naïvement cumulatif : on partait du principe que le nouveau savoir venait s’ajouter au précédent sans le problématiser, faisant ainsi reculer peu à peu l'espace de l'inconnu et augmentant la calculabilité du monde. Mais ce n'est plus le cas. De sorte que ce non-savoir n'est pas un problème de manque provisoire d’information ; il s'accroît proportionnellement à l’avancée de la connaissance et précisément du fait de cette progression. Si, par le passé, la principale méthode pour combattre l’ignorance consistait à l’éliminer, on part aujourd'hui du principe qu’il y a dans l’ignorance une dimension irréductible et que donc nous devons la comprendre, la tolérer et même nous en servir et la considérer comme une ressource. La société de la connaissance peut se définir précisément comme une société qui doit apprendre à gérer cette méconnaissance.
Tel est le véritable terrain de la bataille sociale : qui sait et qui ne sait pas, comment reconnaître ou réfuter le savoir et le non-savoir.
D’ailleurs, à bien y regarder, derrière les principaux affrontements politiques se trouvent des appréciations divergentes du non-savoir ou de l‘incertitude du savoir, des perceptions déférentes de la peur, de l’espoir, de l’illusion, des attentes, de la confiance, des crises (est-ce vraiment une crise ? nous demandions-nous il n’y a pas si longtemps encore), perceptions dépourvues de tout corrélat objectif incontestable.
Cette “politisation du non-savoir” est devenue manifeste il partir des années 1970, à l’occasion des controverses concernant la politique technologique. On était de plus en plus conscient de l’importance de ce que l’on ignorait, mais on en tirait des conclusions de plus en plus divergentes. Ce qui pour certains était essentiellement un motif de crainte suscitait chez d`autres de grands espoirs. Les craintes et les inquiétudes d’une large frange de l’opinion publique ne sont pas entièrement infondées, comme ont coutume de le supposer les défenseurs d’une technologie du risque zéro.
Lorsque la société rejette certains choix technologiques, c’est souvent qu'elle y perçoit des incertitudes que la science et la technique devraient prendre en compte.
Comment prendre des décisions dans des conditions d'incertitude ? Tous nos grands dilemmes à l’avenir tourneront autour de cette question. Quelle ignorance doit-on juger digne d'être prise en compte et jusqu'à quel point pouvons-nous la négliger ? Quel est, du point de vue de la responsabilité, l’équilibre acceptable entre maîtrise et hasard ? Ce que nous ignorons donne-t-il carte blanche pour agir ou bien est-ce au contraire une mise en garde imposant de prendre le maximum de précautions ?
A la déception des politiques, qui regrettent de ne pas bénéficier de conseils clairs et sûrs, répond la déception des scientifiques, qui déplorent que, trop souvent, leurs conseils ne sont pas écoutés. Les démocraties actuelles sont face à un grand dilemme : elles doivent prendre des décisions en tenant compte du savoir scientifique disponible, mais ces décisions doivent aussi être légitimées démocratiquement. Or, pour aborder correctement ce dilemme, elles doivent avant tout savoir qu’il s’agit là de deux questions distinctes. Car on a beau espérer que le conseil scientifique puisse soulager la responsabilité politique, la science reste la science et la politique, la politique.
Quoi qu’il en soit, quand on veut penser les relations entre savoir et pouvoir, il ne faut pas perdre de vue que le premier n’est pas aussi savant et le second pas aussi puissant qu’on le croit. Ces deux-là peuvent se consoler mutuellement d'avoir perdu leurs anciens privilèges et de partager la même incertitude, sous la forme de perplexité théorique pour le savoir et de vertige face à la contingence de la décision pour le pouvoir.
Quel privilège a perdu le pouvoir ? Celui de ne pas avoir à apprendre et de se consacrer simplement au commandement. Et quel privilège a perdu le savoir ? Cette sécurité et cette évidence qui lui permettaient de se passer de toute exigence de légitimation ; son inexactitude est désormais plus visible aux yeux de la société. C’est pourquoi le problème ne consiste plus à concilier un savoir sûr avec un pouvoir souverain, mais à les articuler afin de compenser les faiblesses de chacun de façon qu’ils combattent ensemble la complexité croissante du monde.