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Billet de blog 10 décembre 2014

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La marchabilité du citoyen arpenteur acteur chercheur

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Ecologie des mobilités et architecture fluide

La transformation de la mobilité offre une opportunité de replacer l’humain au centre avec sa capacité de maîtrise d’usage. Autrement dit, la mobilité n’est plus une simple mesure du temps et de l’espace, elle devient une compétence du citoyen coproducteur de l’espace-temps d’un territoire. Cette recomposition du territoire passe par l’ouverture d’un autre imaginaire.
Le « tiers paysage » délaissé de l’arrière-pays peut constituer une hétérotopie dans une résistance à l’emprise fonctionnelle, à la doxa productiviste. C’est justement dans ces espaces en marge considérés comme « immobiles »  car non inclus dans un schéma d’aménagement des flux que peut s’instaurer une fabrique de l’espace public qui répond à une demande sociale.
Les communautés de pratiques n’ont plus besoin d’un projet imposé verticalement par un pouvoir techniciste, mais d’abord de se réunir dans les usages des espaces autour de formes d’implication et d’application.
Libre, spontanée, sauvage, autodidacte, novatrice, éphémère, iconoclaste, hasardeuse, primaire et bien souvent considérée comme marginale, l’architecture du bricoleur se détache des critères de « faisabilité » pour accepter une gestion de l'incertitude. Ici, l’architecture se conçoit comme une action, et non comme un objet. La construction n’est jamais achevée, mais doit au contraire évoluer.
Les pratiques d’une culture populaire du braconnage comme le détournement  ou les « dissidences récréatives » peuvent être alors réhabilitées comme mode d’exploration et de transformation du réel.

Comprendre que la recomposition du territoire passe par l’ouverture d’un autre imaginaire implique de s’appuyer moins sur des corps de métiers selon une spécialisation verticale, que sur une distribution spatiale des compétences en situation. Ce « tiers espace » fabrique des concepts indispensables pour penser et agir dans la complexité contemporaine. À l’instar de la « marchabilité » et de « l’architecture fluide » que nous introduisons ici, l’outillage conceptuel permet de mettre des mots sur ce que nous vivons, nos luttes et nos espérances, en définitive d’être ce citoyen arpenteur acteur chercheur.

Les communautés de pratiques n’ont plus besoin d’un projet imposé verticalement par un pouvoir techniciste, mais d’abord de se réunir dans les usages des espaces autour de formes d’implication et d’application comme en témoignent les processus de « résilience » et de « reliance »[1]. Peuvent alors être éprouvés et validés en situation ces outils méthodologiques et conceptuels pour qu’ils alimentent des réseaux de partage de connaissance dans une culture « open source ».

C’est une architecture de « l’intelligence de la complexité » qui est de l’ordre du « déploiement plutôt que du découpage »[2], une autre manière de concevoir le rapport espace-temps dans l’articulation entre mobilité spatiale, mentale et sociale. Au lieu de considérer ces mobilités comme des « problèmes » séparés à traiter et par conséquent insolubles, ces espaces architecturaux en pli « instaurent une tension permanente entre le flux et le lieu. Les sites investis, les territoires marqués rejoignent de nouvelles manières d’habiter ou de vivre l’espace et encouragent de nouvelles expériences sociales »[3].

Les approches sur la cognition spatiale soulignent que les catégories de l’expérience de l’espace physique se reproduisent dans les catégories de perception ou de structures mentales et inversement nos catégories mentales modélisent l’espace. Par exemple la perception de certaines zones urbaines jugées « reléguées » a pour conséquence de modifier la géographie des mobilités. Inversement l’implication dans de nouvelles mobilités peut changer notre perception de l’espace et participer à notre manière de faire société.

Cette « reconstruction » révèle la potentialité d’un « tiers paysage »[4]. Il constitue une hétérotopie en formulant une résistance à l’emprise fonctionnelle et un dépassement de cloisonnements sectoriels ou identitaires. C’est justement dans ces espaces en marge considérés comme « immobiles »[5] car non inclus dans un schéma d’aménagement des flux que peut s’instaurer une « fabrique de l’espace public »[6] qui répond à une demande sociale réelle.

Pour une écologie des mobilités

Au développement en archipel correspond ainsi une « pensée archipel ». La mobilité est autant une manière d’agir sur le territoire par nos modes de vie que de le penser. Comment dépasser la distorsion entre d’un côté, la division des flux du transport saucissonnant l’individu entre le lieu du domicile et le lieu du travail et de l’autre côté une mobilité lente entre les différentes couches de l’expérience appelant à la recomposition cohérente de sa vie dans le respect d’une complexité ? La conscience du décalage d’une déambulation assumée voire « immobile » ou « insulaire », libère un champ du possible. On peut alors concevoir que ce « paysage fictionnel » ait un impact sur le territoire fonctionnel en investissant des tiers lieux entre domaines du public et du privé, du travail et de l’habiter.

Ce type de transformation de la mobilité offre une opportunité de replacer l’humain au centre avec sa capacité de maîtrise d’usage. Autrement dit, la mobilité n’est plus une simple mesure du temps et de l’espace, elle devient une compétence du citoyen coproducteur de l’espace-temps d’un territoire, d’une ville, d’un pays. Cette « marchabilité » est donc par le déplacement un analyseur de la plus ou moins grande fragmentation sociale et économique et interroge les dérives de l’espace public en termes de contrôle, de fermeture, de marchandisation, de fonctionnalité.

Aborder une écologie des mobilités (flux, orientations, destinations, destins des personnes, lieux, objets) nécessite nous le voyons une écologie du regard sensible sur l’organisation du territoire (partage de l'espace public, maîtrise d’usage des lieux, recomposition des espaces marchands en espaces d’expression publique comme le récent abandon des panneaux publicitaires par la municipalité de Grenoble). Par le regard on peut voir autre chose que le contour du territoire en termes de frontières, dessiner un paysage qui confirmerait une dimension vivante et créative, à l’instar de ces tiers paysages interstitiels susceptibles d’accueillir de nouveaux dispositifs.

Imaginer une offre multi modale (rapides et lents, mécanisés et doux, individuels et collectifs, etc.) ne concerne pas simplement la dimension technique des transports et de l’aménagement du territoire, la mobilité comprise comme une déambulation renvoie aux principes écosystémiques d’une diversité et d’une interdépendance dans les manières de vivre et d’habiter, à l’instar des circuits courts, d’espaces du commun fabricant de services collectifs[7].

Les questions de crise économique, de développement durable, de sociabilités nouvelles conduisent nécessairement vers ce nouvel âge de la mobilité puisque l’urgence de la vitesse perd son emprise au profit d’une large palette de déplacements. C’est l’exemple de la remise en cause de « Tout TGV » du dernier rapport de la Cour des Comptes[8]. Pourtant cette forme de réponse par la décélération économique qui cherche une alternative au modèle productiviste se heurte directement aux lobbies et à la doxa économique qui se pare d'argument pseudo scientifique. Le tiers paysage entre l’urbain et le rural à la périphérie des grands pôles économiques n’est alors vu que comme les zones de relégation des exclus de la croissance. Cette vision contribue à légitimer des projets souvent démesurés et vaniteux sous le prétexte de « revaloriser » le territoire et favoriser l’emploi sans se poser la question que c’est le rapport au travail qui a radicalement changé.

Il n’y a pas que l’opposition à l’aéroport Notre-Dame-des-Landes près de Nantes ou au barrage de Sivens[9] dans le Tarn, objet par ailleurs d’une procédure d’infraction de la commission européenne à l’égard de la France en violation présumée de la directive sur l'eau qui « n'est pas un bien marchand comme les autres mais un patrimoine qu'il faut protéger ». Dans la zone suburbaine francilienne de Gonesse (Val d'Oise), le groupe Auchan prévoit d’ouvrir un gigantesque centre commercial et de loisirs, appelé « EuropaCity » : deux milliards d’euros d’investissements pour 250.000 m² de commerces et même… une piste de ski intérieur. Mais aussi en Isère à Roybon, près de Grenoble, un immense projet de Center Parcs, multinational du loisir en « vase clos », est lâché en pleine forêt, privatisant des biens communs publics. Ceux qui y opposent des « Zones À Défendre » sont taxés par les décideurs au mieux de passéistes, au pire de dangereux révolutionnaires. Non seulement cela évite de poser la question d’une alternative à cette « croissance » qui agrandit le fossé entre les plus riches et les plus pauvres, mais cela ferme la porte à toute possibilité de s’appuyer sur une intelligence sociale.

Les ZAD ne sont pas les seules à questionner les formes de gouvernance. On ne peut découper le territoire uniquement de manière fonctionnaliste en segmentant les activités humaines. À déposséder ainsi l’habitant de ses capacités à concevoir de nouveaux espaces, les pouvoirs décisionnels sont en difficultés dès qu’il s’agit de prendre en compte de manière non hiérarchique mais circulaire la vie sociale contemporaine. Une pensée du territoire comme écosystème interroge les dispositifs et les positionnements socioprofessionnels. Elle nécessite de nouveaux paradigmes, de nouveaux outils conceptuels et méthodologiques, de nouveaux dispositifs collaboratifs.

Les formes de la vie sociale ne sont pas rigides et déterminées de l’extérieur comme le démontre l’émergence de mouvements d’innovation par le « bas », au rez-de-chaussée des maisons. Bien souvent, les opérateurs sont détachés des visions des populations. Ils se retrouvent dans des logiques isolées avec leur propre rythme et leur propre langage (gestionnaires de l'espace public, des transports, etc.). Le mouvement « butom to up » renverse la chaîne de décision. Ce sont les usagers qui inventent des services nouveaux à travers des nouvelles pratiques sociales.

L’usager de simple utilisateur devient co-concepteur de services et de compétences jusqu’à maintenant réservées aux autorités et aux techniciens. Il n'est pas un simple client, un passant que l'on doit gérer dans un espace formaté selon tel ou tel équipement ou fonction. Par son déplacement il restaure une continuité spatiale renvoyant aux questions d’accessibilité et de mixité sociales. Le marcheur devient un générateur du territoire, ce sont des mouvements de sociabilité active. Lorsque nous marchons, nous restons jamais seuls dans la nature, nous rejoignions quelqu'un, un équipement, un lieu, nous provoquons des rencontres, des situations. Le citoyen arpenteur est multi-actif. Les mobilités soutenables dites "douces" comme la marche exigent une véritable organisation et production de l'espace public.

Architecture fluide et dispositifs collaboratifs

L’implication des habitants et des usagers dans la fabrication du territoire reste toujours une question en suspens, souvent invoquée, mais rarement appliquée dans un renversement de la logique verticale du triangle opérationnel élu (maîtrise d’ouvrage), technicien (maîtrise d’œuvre), usagers (maîtrise d’usage). Une « architecture située »[10] interroge inévitablement dans un contexte multi-acteurs les modes hiérarchiques de gouvernance, de production de connaissance et la conception fonctionnaliste d’un projet.

Afin d´adapter les aménagements aux besoins des habitants, de mettre en adéquation les décisions politiques concernant les territoires et les pratiques des usagers, « il est indispensable de connaître ce qui explique leur vécu quotidien, ce qui induit leurs actions »[11]. La forme déambulatoire dans des espaces « incertains » recompose une unité de temps, de lieu et d’action mis à mal par l’éclatement fonctionnel. Les distances ne sont plus uniquement physiques, mais aussi « culturelles, sociales et symboliques (image, réputation, etc.) »[12].

Quelles sont les conditions d'un espace collectif même temporaire qui permettent de faire lieu dans un espace qui n'est pas prédisposé ? Les figures d’un tiers espace échappent aux cartographies et restent dans l’angle mort de la connaissance. Ils préexistent donc dans leurs différentes couches interstitielles physiques, sociales, mentales et peuvent contribuer à l’élaboration d’une architecture fluide recomposant la socialité d’un territoire. Comment passer du physique à l'imaginaire, du sensoriel au vécu, de quelle manière peut-on interroger différente spatialité du proche au lointain ?

Citons pour exemple le principe d’une cartographie contributive réappropriable qui mobilise les compétences des acteurs-marcheurs-utilisateurs dans leurs capacités cognitives, d’expertise, de mobilité dans une dimension collaborative, open-source[13]. « C'est bien par le biais d'une communauté complexe d'acteurs locaux et ouverts au partage que peut se construire un tel ensemble intégré et mutualisé des données. Cette carte est un outil numérique fondé sur une communauté humaine locale composée de personnes et d'organismes publics ou d'associations qui n'avaient pas pour habitude de se rencontrer ni de travailler ensemble à un même objet »[14].

Un autre exemple est l’expérience qui s’appuie sur l’expérimentation dans l’art comme mode d’appropriation du réel et de représentation du mouvement. Il s’agit de provoquer une attitude réflexive à partir de l’occupation d’un lieu. Le postulat d’une compréhension du monde par une approche sensible et esthétique rejoint les différentes couches de l’expérience de l’espace que nous décrivions. Un tel espace peut s’ouvrir, particulièrement dans les lieux de circulation, de passage, de transit. La déambulation peut devenir subversive, dans tous les cas, productrice de sens dans ce jeu d’interférences et de « turbulences », moins sur mode « participatif » qu’immersif.

Effectivement, la question de la participation des « publics – usagers » d’une action est invalidée si l’on ne cherche pas à savoir ce qui converge sur le territoire, comment se forment les chemins de muletiers, se dessinent les routes de traverse, s’opèrent les modes d’appropriations. Dans la portée des actions in situ, l’action est la situation elle-même, le « public » est impliqué, car sinon il n'y a pas d'interactions. L’implication en situation permet de recueillir des apports à la fois singuliers et multiples, de valoriser des matériaux plus qu’une finalité. Les publics sont dans l'action, de la présentation à la restitution. L'intervenant documente le processus sans connaître le résultat. Cette manière de procéder permet de dépasser le caractère normatif de toute commande, quand elle ne tourne pas à l’injonction paradoxale : « participez mais ne changez rien »[15]. Les registres sociaux des commanditaires et leurs attentes entre contraintes techniques et politiques, conduisent à des « réunions publiques » qui n'engagent très peu les acteurs en situations. Ils n’ont pas de prise sur le processus. Les décisions sont prises ailleurs, elles ne reviennent pas au domaine public.

Se détacher de ces critères de « faisabilité », accepter une gestion de l'incertitude où l’on part d’un travail sur les matériaux contextuels, non sur une organisation projective peut s’apparenter à du « bricolage ». Les acteurs n'ont pas une idée précise de ce qui est à produire. Ne pas savoir soi-même le résultat est intéressant, même si cela peut devenir angoissant. Il s'agit de faire émerger une forme au sens spatial dans laquelle on est impliqué physiquement avec des expériences partagées. Il s'agit de dépister une forme dans un espace informe. Cela peut être des espaces autonomes temporaires conçus « comme art de l'habiter dans la formation d'environnements structurellement instables »[16], signifiant ici la fabrication possible pour les occupants d’un « espace du commun ».

Alors deviennent recevables les approches d’une implication en situation, d’une réflexivité à partir de postures existentielles, d’une prise en compte de la relation du sensible à l’intelligible, d’une complexité non ordonnée. Il n’est pas nécessaire de recourir à une identité appartenance (professionnelle ou institutionnelle). Chacun est invité à faire un pas de côté par rapport à sa posture habituelle, son champ disciplinaire et son outillage méthodologique. C’est dans ce décalage d’une identité relation que se logent les processus réflexifs les plus fructueux, s’envisagent de nouvelles formes collaboratives, coopératives. La recherche en somme, c'est élargir le champ de ce mouvement sans prétendre à l'exhaustivité à travers une mise en visibilité du processus en train de se réaliser.

Cette conception incorpore de nouveaux dispositifs transdisciplinaires à l’instar d’un Laboratoire d'Innovation Sociale par la Recherche-Action[17]. Nous sommes devenus en quelque sorte des « experts » de l'équilibre instable ! « La prise en compte de l'aléatoire dans l'œuvre, le dialogue avec le matériau, l'absence de projet, l'utilisation des rebuts sont autant de notions propres au bricolage qui semblent étrangères au domaine de l'architecture »[18]. Ainsi, l'absence de structure prédéfinie et l'évolutivité constante s’apparentent à une hérésie technique. Il existe donc une tension entre la figure de l’architecte et du bricoleur, du technicien et du praticien, du savant et du populaire. Une nouvelle génération d’acteurs propose de dépasser cette opposition en utilisant par exemple le néologisme « bricolagisme »[19]. Nous évoquons plus volontiers un « art du bricolage »[20].

Cette une « architecture fluide » selon le principe d’« infrastructures non déterminées et non déterminantes »[21]. Ici, l’architecture se conçoit comme une action, et non comme un objet[22]. Le processus d’appropriation qui ne part pas du cadre bâti, mais des matériaux (humains, matériels, technologiques, environnementaux). La construction n’est jamais achevée, mais doit au contraire évoluer avec le temps et les divers acteurs qui y laisseront leurs empreintes. Il n’y a pas de formes prédéterminées, c’est le travail sur les matériaux qui donne forme. C’est une construction qui participe à un écosystème, elle évolue suivant les manières d’exister.

La même démarche se transpose sur nos modèles de décisions, de production de connaissance, de gouvernance. L’architecture fluide se conçoit alors comme un mode de structuration spatial, scientifique et social instituant, mais non institué, mobile, modulaire, adaptable, transposable et évolutif entre différents champs de l’expérience correspondant à la capacité de créer des situations autonomes s’appuyant sur des formes d’organisation souples. Ce point de vue induit un changement radical de paradigme dans la manière de concevoir le travail sur les espaces où nous passons d’une « ingénierie de projet » à une « maîtrise d’usage ». Libre, spontanée, sauvage, autodidacte, novatrice, éphémère, iconoclaste, hasardeuse, primaire et bien souvent considérée comme marginale, l’architecture du bricoleur n’est finalement que la mise en concept et en pratique d’une évolution que l’on observe tous les jours et qui invite les corps de métier à se réinventer.

Il s’agit « de prendre en charge les nouvelles données de notre environnement contemporain à travers une réévaluation de la transformation, du recyclage… du bricolage en somme »[23]. En art brut, le « bâtisseur » se distingue de l’architecte[24] . Il affirme la possibilité d’être auteur de sa propre vie et engage un dialogue avec le monde. L'utilisateur est plus souple et plus malin, il fabrique des réponses qui échappent aux structures instituées. Nous avons constaté dans cet article qu’il y a une auto-organisation dans les situations de crise. Des réseaux sociaux se créent et l'information devient une nouvelle strate d'action sur l'espace territorial.

Où se logent ces espaces hybrides qui favorisent la mutation des pratiques et des lieux à partir d’un travail sur les matériaux ? Les fab-labs[25] et les tiers lieux[26] en sont un exemple. Déjà depuis plusieurs années, la culture numérique nous enseigne que nous pouvons produire nous-mêmes les objets du quotidien, concevoir une façon de travailler en collaboration.Si l’on peut produire soi-même son énergie, ses modes de déplacement, ses outils, ses méthodologies, ses concepts, il n’est donc pas déraisonnable d’imaginer que nous puissions de cette façon produire un écodéveloppement sur nos territoires. Finalement, les innovations d’auto construction, d’auto fabrication, de transformation, de recyclage sont réappropriées et ainsi se socialisent en répondant à la nécessité des situations de pénurie ou de crise.

Retrouver un pouvoir sur les objets répond aux besoins d’instaurer une économie contributive. Développer un art de la pratique aboutit à de nouvelles formes de sociabilité, à vouloir s’émanciper et à s’autoformer dans un dialogue entre travail de la matière et travail de la culture. Expérimenter par l’assemblage des matériaux, des idées, des compétences participe de cet art du bricolage. Les pratiques d’une culture populaire du braconnage comme le détournement[27] ou les « dissidences récréatives »[28], souvent dévalorisées par la culture officielle académique, peuvent être ici réhabilitées comme mode d’exploration et de transformation du réel.


[1] La « résilience » décrit un acte de reconstruction en utilisant ses propres ressources situationnelles, une capacité à rebondir et prendre confiance. La « reliance » décrit la capacité à faire des liens qui dépasse l’addition des éléments isolés pour rejoindre un système complexe et enrichir un capital social.

[2] Jean-Louis Le Moigne, Edgar Morin, L'intelligence de la complexité, Paris, Harmattan, 1999, p.18.

[3] Patrick Barrès, « L’espace architectural en pli. Pratiques du lieu et du flux », Communication et organisation, 32 | 2007, p.52-63.

[4] Le « tiers paysage », notion rendue célèbre par Gilles Clément (Manifeste pour le Tiers paysage, Paris, Éditions Sujet/Objet, 2004.) décrit la possibilité pour les espaces « délaissés » ou non attribués d’accueillir une diversité dans des formes écosystémiques souvent détruites ou réduites par la rationalité économique productiviste.

[5] Denis Delbaere crée la notion « amobile » pour qualifier ces espaces « sans projets » issus de la contingence d’aménagement contradictoires ou juxtaposés, espaces donc sans continuité, mais suscitant une « esthétique du passage » propre au « mouvement de l’homme immobile » (note de synthèse, 2013).

[6] Denis Delbaere, La fabrique de l'espace public. Ville, paysage et démocratie, Paris, Ellipses Marketing, Coll La France de demain, 2010.

[7] Nous faisons par exemple référence au projet « R-urbain » animé par l'Association des Architectes Autogérés dans une ville de la banlieue parisienne qui est une expérimentation globale mêlant agriculture urbaine, économie sociale et solidaire, culture locale et réflexion sur l’habitat, dans une logique de création de réseaux locaux et de circuits courts. Il s'agit donc de partage de ressources (matériaux de fabrication, jardins partagés, énergie) par la création dans des espaces non attribués de nouveaux dispositifs e équipements.

[8] « La grande vitesse ferroviaire : un modèle porté au-delà de sa pertinence », 23/10/14, https ://www.ccomptes.fr/Actualites/A-la-une/La-grande-vitesse-ferroviaire-un-modele-porte-au-dela-de-sa-pertinence

[9] Un épisode dramatique sur le site, le décès de Rémi Fraisse, jeune opposant écologiste suite à un lancer de grenades des forces de l’ordre, compromet la poursuite de la construction et devient le symbole de l’abîme politique, social et culturel avec une nouvelle génération d’acteurs.

[10] Jean-Paul Loubes, Traité d’Architecture Sauvage. Manifeste pour une architecture située, Paris, Éditions du Sextant, 2010.

[11] Colette Cauvin, « Pour une approche de la cognition spatiale intra-urbaine », Politique, Culture, Représentations, document 72, Paris, Cybergeo : European Journal of Geography, 1999.

[12] Sylvain Allemand, Entretien avec Pierre Musso, La recherche urbaine à l’heure de la ville 2.0, rapport d’étude, Paris, Fondation Internet Nouvelle génération, 2010, p.4.

[13] De type Fonds libres d’Open Street Map, associés à un logiciel de carte ouverte (Chimère de Proxience : http://www.chymeres.net).

[14] Sabine Chardonnet Darmaillacq, De la co-présence à la co-opération : Saclay Carte Ouverte. La double échelle de la mobilité et l’émergence d’acteurs de l’accessibilité, texte de contribution, 2013.

[15] Hugues Bazin, Nicolas Guerrier, « Implication collaborative pour sortir de l’injonction de la participation », LISRA, 2014 (http://recherche-action.fr/labo-social)

[16] Nathalie Roseau, « Habiter la grande échelle », in Andrea Urlberger s/dir, Habiter les aéroports. Paradoxes d'une nouvelle urbanité, Paris, Metispresses, Coll Vues D’ensemble, 2012, p.91.

[17] La création en 2009 du Laboratoire d'Innovation Sociale par la Recherche-Action (LISRA) sous l’impulsion d’une mise en réseau d’acteurs-chercheurs correspond à cette architecture fluide d’un processus d’auto-fabrication en situation et la volonté d’en légitimer la connaissance par la construction d’une parole dans l’espace public.

[18] Marielle Magliozzi, Art brut, architectures marginales : un art du bricolage, Paris, L’Harmattan, 2008, p.14.

[19] Entre architecture « savante » et « sauvage » le « bricolagisme » se revendique comme une posture éthique et critique de l’architecture contemporaine : Baptiste Clouzeau, Bricolagisme ou le bricolage en architecture. Des pratiques marginales peuvent-elles amener à une transformation du métier, mémoirede recherche, École Nationale Supérieure d'Architecture,Lyon, 2013.

[20] Hugues Bazin, « Art du bricolage, bricoleurs d’art », Les cahiers d’Artes, L’art à l’épreuve du social, Presses Universitaires de Bordeaux, 2013, p. 95-113.

[21] Yona Friedman, L'architecture mobile, Paris : Casterman, 1970 (1958, tirage limité polycopié).

[22] Patrick Bouchain, Simone et Lucien Kroll, une architecture habitée, Paris : Actes Sud Éditions, 2013, (Coll Architecture)

[23] Jérôme Gueneau, « Espèces d’espaces, de l’architecte, du bricoleur… », Actes des 3èmes journées doctorales de l’Institut Interdisciplinaire d’Anthropologie du Contemporain, EHESS, 2012, p140.

[24] Dans cette déconstruction de l'acte architectural, des mouvements revendiquent une « anarchitecture » qui renverse les règles de constructions et en prend le contre-pied, une architecture rebours comme Gordon Matta-Clark (1943-1978) qui se base sur un art radical du détournement.

[25] Un fab-lab (abréviation de Fabrication laboratory ou atelier de fabrication) est une plate-forme ouverte de création et de prototypage d’objets physiques, « intelligents » ou non. Il s’adresse aux entrepreneurs, concepteurs, designers, artistes et tous bricoleurs qui veulent passer plus vite du concept au prototype ; désireux d’expérimenter et d’enrichir leurs connaissances en matière de pratique numériques. Les Fab-Labs sont conçus comme une ressource communautaire en libre accès. Ils se reconnaissent dans une charte commune dans le cadre d‘un réseau international.

[26] « La Troisième Place » ou « Tiers Lieux » est un terme traduit de l'anglais « The Third Place » (Ray Oldenburg, The Great Good Place, New York, Marlowe & Company, 1991). Il fait référence aux environnements sociaux se distinguant de la maison et du travail selon des règles d’une spécialisation non-exclusive. Cet entre-deux libre, « ouvert en bas de chez soi », permet d’accueillir une diversité selon une logique de travail collaboratif nomade (« coworking ») augmenté par l’appropriation des outils numériques. Les tiers lieux ont leur manifeste (http://movilab.org/index.php?title=Le_manifeste_des_Tiers_Lieux)

[27] Exemple de la pratique du parkour : Hugues Bazin, Naïm Bornaz, « Les arpenteurs ouvreurs d’espaces » revues Arpentages2, Les Adrets : Scènes Obliques, 2014, pp.113-123

[28] Florian Lebreton et Philippe Bourdeau, Les dissidences récréatives en nature : entre jeu et transgression, EspacesTemps.net, Travaux, 2013.

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