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Billet de blog 28 octobre 2020

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Savoir ou agir, il faut choisir!

Avec le Covid-19, l'étalage des débats scientifiques dans l'espace médiatique a conduit l’autorité médicale à entrer publiquement en confrontation avec elle-même et à afficher la relativité de sa raison. Si l’on peut se réjouir d’une prise de conscience bien saine des réalités épistémologiques, ces controverses, livrées au pire moment, laisseront des stigmates douloureux dans le rapport des individus à la science.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Comme les lymphocytes se multiplient dans l’organisme en danger, l’épidémie de covid-19 a fait affluer les blouses blanches à la conscience médiatique d’un corps social devenu fébrile et des médecins de toutes spécialités se livrent désormais quotidiennement à la contradiction pour tenter de convaincre des qualités de leurs thérapies. Cet étalage des débats scientifiques a conduit l’autorité médicale à entrer publiquement en confrontation avec elle-même et à afficher la relativité de sa raison. Si l’on peut se réjouir d’une prise de conscience bien saine des réalités épistémologiques, ces controverses, livrées au pire moment, laisseront des stigmates douloureux dans le rapport des individus à la science.

Si l’opinion publique, anxieuse, a elle-même souhaité cette multiplication des avis, trop de ces scientifiques ont outrepassé le champ de leur expertise pour usurper un rôle de prescription qui ne leur revenait pas. On attendait d’eux la vulgarisation du phénomène épidémique ; ils versèrent dans les défauts d’une profession prescriptrice qui méconnaît trop souvent les limites de son autorité. En prétendant prescrire le remède, ces médecins ont participé à dissoudre la frontière vitale du scientifique et du politique, à étendre le règne indu de la technique sur la chose publique.

Le gouvernement a largement soutenu cette confusion. Le Conseil Scientifique, malgré le but premier qui lui fut attribué d’« éclairer la décision publique dans la gestion de la situation sanitaire », servit trop souvent d’argument d’autorité pour assommer de nécessaires débats. La récente mise en place de seuil d’alertes a prolongé cette erreur en prétendant instituer une détermination automatique des politiques publiques sur le fondement d’indicateurs objectifs. Il a suffi de quelques jours pour que le gouvernement soit acculé à concéder les limites d’une telle doctrine : alors que les critiques s’élevaient contre la fermeture des restaurants et des cafés et que les syndicats puissants de la branche se lançaient dans la bataille, l’Etat fut forcé de reprendre la responsabilité de sa décision et, en l’adaptant, d’en reconnaître le caractère politique.

Le jeu des rapports de force, la négociation du compromis et du consensus dans le face à face légitime de revendications contradictoires, là est la nature profonde de toute décision politique : elle ne souffre pas le catégorique de la science. Tel est donc l’enjeu que la sémantique même des discours évacue : qu’on évite soigneusement de parler de « politiques sanitaires » au profit de l’évidence d’une simple « gestion » signe bien une tentative malheureuse d’évacuation du politique.

Quelque part, nous sommes tous responsables de cette extension du domaine de l’expertise. Face à l’impuissance à laquelle nous renvoie l’épidémie, n’est-il pas tentant d’espérer que calculs et projections rétablissent un ordre brisé, d’attendre la prescription rassurante d’un simple remède qui puisse chasser le mal qui nous oppresse ? Face à une situation sociale où le consensus semble de plus en plus inaccessible, alors même que les contingences se font plus pressantes que jamais, n’est-ce pas là le vœu, au fond bien noble, qu’une vérité unique puisse effacer nos désaccords ?

Pourtant, la séparation du scientifique et du politique n’est pas moins précieuse à la démocratie que les autres séparations des pouvoirs. Les domaines de ces deux aspects de l’action humaine n’ont rien de commun : au premier appartiennent la quantification des choses et la projection des possibilités ; au second, l’arbitrage des aspirations individuelles, la recherche d’un compromis entre des volontés divergentes. La responsabilité des scientifiques est de présenter les connaissances assurées dont ils disposent, elle n’est pas d’affirmer la marche à suivre. L’argument de la santé n’est qu’un argument parmi d’autres qui ne sont pas moins légitimes, depuis la préservation des emplois au maintien des pratiques culturelles. Or, ici ce n’est pas plus au médecin qu’au boulanger ou à l’écrivain de décider : si la décision implique des éclairages scientifiques, sa responsabilité revient à tout un chacun et nulle nécessité transcendante n’impose une politique sanitaire plutôt qu’une autre.

Bien entendu, de telles considérations ne refusent pas aux scientifiques la possibilité de prendre parti. En tant que citoyen, un scientifique peut soutenir telle ou telle politique. C’est une ascèse morale qui doit engager ces spécialistes à faire glisser au sol le manteau prestigieux de leur art pour s’exprimer depuis l’humilité du particulier, concerné au même titre que ses concitoyens. Mais c’est aussi une vigilance éthique qui doit imposer aux journalistes de veiller à souligner l’invisible mais cardinale frontière entre la part de l’éclairage et la part de l’opinion. C’est également une rigueur exigeante qui doit guider les politiciens à assumer, pour le meilleur et pour le pire, leurs fonctions dans la plénitude de leurs responsabilités, en bornant les scientifiques à la place qui est la leur, en renonçant aux facilités qu’ils peuvent apporter. Le respect de ces principes garantit le juste équilibre des camps et l’obtention d'un arbitrage salutaire pour l'ensemble des parties.

La remise en question de la confusion de la technique et du politique est un enjeu pour l’avenir de nos démocraties. Elle impose de replacer la politique au cœur de la décision, de refonder nos sociétés sur de véritables projets dans le jeu, parfois difficile, de la négociation et du compromis. Elle implique de soutenir, plus que jamais, des débats collectifs larges qui ne sauraient souffrir une illusoire et perpétuelle urgence. Elle implique de réaffirmer rien de moins que la confiance dans le débat démocratique. 

Hugues Faller, normalien et doctorant en physique ; 

Nathanaël Travier, bibliothécaire et cofondateur de la revue l’Esprit
européen.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.