hugues thuillier

Abonné·e de Mediapart

143 Billets

0 Édition

Billet de blog 3 février 2016

hugues thuillier

Abonné·e de Mediapart

Manifeste pour dégager la voie de gauche

« Faire front à l’entreprise pernicieuse de tout pouvoir injuste, consistant à liquider le réel au nom des réalités ». (Patrick Boucheron) Il s'agit de montrer que la devise républicaine peut constituer ce réel qui est actuellement liquidé et à restaurer.

hugues thuillier

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

1

MANIFESTE POUR DEGAGER LA VOIE DE GAUCHE

LIBERTE, EGALITE, FRATERNITE, OUI …. MAIS VRAIES

« Faire front à l’entreprise pernicieuse de tout pouvoir injuste, consistant à liquider le réel au nom des réalités ».

Ce constat essentiel de Patrick Boucheron dans sa leçon inaugurale au Collège de France, et la proposition qui en découle, « faire front », peuvent inspirer une entreprise de salubrité dans les décombres de ce champ politique qu’est devenu le nôtre.

La devise républicaine peut constituer ce réel que le pouvoir qui nous gouverne « liquide » au nom même de la liberté, de l’égalité et de la fraternité qui , instrumentalisées, vidées de tout contenu, sont devenues les tristes réalités que ce pouvoir nous impose comme indépassables et dont la contestation relève, selon la bien-pensance , de l’inadaptation ou de l’archaïsme.

La Gauche unie peut alors y trouver non point son idéologie, d’essence subjective, mais sa théorie, empreinte d’objectivité, de scientificité, ancrée en ce que l’on pourra discerner comme les vecteurs réels de l’accomplissement de l’humain.

Liberté, égalité, fraternité ont qualité pour être ces vecteurs. Elles constituent ce réel, opposable aux réalités tristes, à la condition d’être restituées dans tout leur éclat joyeux. Ce sont des principes, justifiables d’un jugement de fait, et non d’emblée des « valeurs », des « idées », des « sentiments » qui ne parviennent jamais à s’incarner. Et puisque le fonctionnement des hommes rend nécessaire leur projection vers l’avant, valeurs, finalités, elles peuvent le devenir, mais construites sans jamais perde le lien les rapportant aux principes qui leur apportent leur vérité.

Cette vérité les unifie. Elle interdit que l’on oppose une valeur à l’autre pour mieux édulcorer l’ardeur de chacune. Ces valeurs se nourrissent l’une de l’autre, se renforcent, se vérifient. Une éminente historienne, dans uneconférence récente (1), les caractérisait par leur « insécabilité », la « circularité » les réunissant. Une autre image peut être empruntée, celle de l’arbre, de sa sève et de son fruit. La fraternité étant l’arbre, la liberté la sève, l’égalité le fruit.

Avant d’explorer cette image, il est utile de situer aujourd’hui ce pouvoir pernicieux dont le caractère injuste se caractérise par le fait qu’il nous trompe sur le contenu de nos trois valeurs. Il s’agit bien sûr, pour nous Français, d’un pouvoir qui s’exerce sous l’effigie d’une République dont il vide de sens la devise. Mais il s’agit bien plus encore d’une domination à laquelle ce dernier pouvoir se soumet servilement et qui dans le monde dit « libre » donne à une poignée toute puissance sur la multitude.

Après La Boétie et son « Discours sur la servitude volontaire » (1557) après et avant tant d’auteurs, Simone Weil méditait en 1937 sur cet étonnant phénomène qu’est la soumission du plus grand nombre au plus petit. Elle cherchait à situer la raison de cette « nécessité impitoyable qui a maintenu et maintient sur les genoux les masses d’exclus, les masses de pauvres, les masses de subordonnés ». Cette déraison est toujours à découvrir, et probablement en grande partie par cette action que nous retrouverons sous la forme de « praxis ». A découvrir et à vaincre.

L’ARBRE

L’arbre nourrit la sève, ensemble ils produisent le fruit. La fraternité également est un lieu d’ancrage pour la liberté, le lieu de son épanouissement.

Elle concerne les hommes qui n’occupent qu’une branche de l’arbre de la vie dont il convient de ne jamais la détacher, arbre lui-même élément de la forêt cosmos. Cette essentielle solidarité dont la fraternité sera la traduction humaine ne doit jamais être oubliée. La République doit incarner notre commune humanité(1).

Une fraternité peut se déchirer. La question qui sépare droite et gauche est de savoir si ce déchirement est inéluctable. Nous, femmes et hommes de gauche, porteurs d’espoir, nous nous refusons à l’admettre et avons de solides arguments pour conforter ce refus.

3

Au darwinisme social qui postule que la sélection naturelle donnant raison au plus fort demeure la norme, argument de droite, nous opposons, avec Darwin et ses plus proches interprètes, cet effet réversif de l’évolution selon lequel la sélection naturelle s’effectue désormais en faveur du plus solidaire.

Nous prêtons attention à toutes les expériences qui mettent en valeur l’essentielle empathie du petit homme. La cultiver est la grande affaire.

Nous ne dissimulons pas le poids de l’argumentation adverse, bien que celle-ci , qui peut être produite dans un véritable esprit scientifique, tende à être valorisée par ceux qui y ont intérêt. Entre les deux possibilités, celle d’une inéluctable dérive de l’humanité et celle de son harmonieuse unité, en le plein exercice de notre liberté, nous optons pour la seconde. La branche, l’arbre, le cosmos sont venus à être, à l’Etre, pour accomplir cet être. Soupçonner une fracture originaire en cet être est une hypothèse à laquelle nous nous refusons avant d’avoir tout tenté pour guérir l’homme d’évidentes blessures.

Ces blessures tiennent pour partie à l’injustice fondamentale des institutions dans lesquelles nous vivons. Cultiver l’empathie, c’est créer un milieu favorisant son épanouissement. Paul Ricoeur faisait du parcours de l’homme dans des institutions justes l’une des composantes de cet accomplissement qu’il nommait personnalisation. Je cite Ricoeur parce que sa pensée est forte, mais non sans l’arrière pensée de stigmatiser l’écran que constitue souvent la référence qui lui est faite et qui masque ces dérives par lesquelles des comportements dans leur intention bien orientés en viennent à participer à la liquidation du réel. Ricoeur bien sûr n’est pas le seul penseur trahi.

Il convient de le souligner, ce sont les institutions qui doivent être justes et non pas les quelques mesures destinées à corriger, à la marge, les excès de structures injustes.

Marx le constatait dans « L’idéologie allemande », c’est un idéaliste, mais génial, Hegel, qui approchait le mieux le saut à accomplir pour entrer dans l’ère du juste, pour quitter « le moment négatif » de l’histoire des hommes et pour initier son moment positif. Mais ce saut, pour Hegel, ne pouvait se produire que dans le ciel des idées.

4

Le moment négatif, car « étant tendanciellement celui de l’exploitation non seulement des richesses naturelles, mais de l’homme par l’homme » (2) était celui de cette société civile nommée « Bürguerliche », société marchande dominée par l’économie. Elle prend son essor à partir du mouvement des « enclosures », amorcé dès le XII e siècle, mais se développant particulièrement au XVIIe siècle. La clôture des biens conduit à l’isolement des hommes. Ce moment négatif, Hegel ne le concevra surmonté que par le recours à l’Etat, seul capable à ses yeux de préserver l’universel. Le moment positif sera alors l’avènement du monarque. Malgré la révérence que nous devons à la fourmi, de très loin notre ancêtre, nous pouvons prétendre habiter une étape de l’évolution en laquelle nous échapperions à ce qui est son destin, vivre sous la domination d’une reine.

La fraternité substitue à la société civile et marchande une société humaine. Les clôtures tombent. Vient le temps d’un commun le plus généralisé possible. Des droits subjectifs forts en garantissent à tous l’accès et la participation à la gestion. Le droit subjectif est un droit privé, bien moins volatil qu’un droit public. Sous notre code civil l’archétype en est le droit de propriété auquel peut être substitué un droit plus créateur de lien social, non privatif mais participatif.

LA SEVE

La précédence de la sève sur l’arbre peut être l’objet d’une curiosité et d’un questionnement pertinents. Le caractère radicalement originaire de la liberté en affirme la flamboyance, hors de laquelle tout n’est que mièvrerie, tiédeur et médiocrité. Que la liberté marchande est pauvre ! Elle est aux antipodes de ce mot d’un homme vrai, Franz Fanon : « Ma liberté m’est donnée pour édifier le monde du Toi ».

Cette liberté, qui ne peut obéir à aucun créateur sous peine de se nier, c’est l’être même dans son jaillissement, son opiniâtreté, son épanouissement. Etre libre, c’est être, découvrir cet être, le désirer, et c’est le désir même de l’accroître sans cesse. Etre, c’est jaillir à la liberté. Cette liberté a qualité pour s’affronter à la pensée religieuse et ses promesses incertaines car elle ne promet rien, elle entreprend.

5

Ce n’est pas là rouvrir une guerre, mais constater un fait, car s’il y a des convergences, il y a des lieux de friction.

Des convergences car les questions que se posent les esprits religieux sont souvent les mêmes que celles que nous pouvons nous poser et Habermas lui-même a pu trouver chez des théologiens des architectures intellectuelles pertinentes conduisant à des propositions demeurant, trop à notre goût hélas, de l’ordre du symbole. Mais il n’y a pas là obstacle à des avancées communes. Jaurés a pu en ce sens proposer à une Eglise, son discours ce jour là la nommait, un partage des tâches. Lui reconnaissant d’avoir les paroles de la vie éternelle, des paroles notons-le appartiennent à l’ordre symbolique, il lui demandait son concours pour l’aménagement de l’ici-bas pour lequel il se déclarait compétent. L’offre peut être renouvelée, sans pour cela impartir des limites à l’oeuvre de la liberté.

Des lieux de friction, et c’est un euphémisme, quand les propositions se font dogmatiques, préfèrent les vérités révélées aux données scientifiques les plus avérées, sont sur la pente qui mène à la rupture de tout dialogue, à la disparition de tout lien social.

Dans le grand Récit que l’on peut faire de la préhistoire et de l’histoire, la fraternité/solidarité peut apparaître comme la condition préhistorique de la survie de l’espèce humaine et de son accès à l’histoire. Il appartient à la liberté de l’affirmer comme la condition de la réussite de notre parcours historique.

La liberté, avons-nous dit, c’est l’être. Dans l’effort de persévérance de toute chose en son être que met en évidence Spinoza et que l’on a dénommé « conatus » la liberté peut se discerner comme la force animatrice. Elle travaille alors dans l’inconscience. Une chose est libre, nous dit Spinoza, « quand elle existe par la seule nécessité de sa nature et quand c’est par soi seule qu’elle est déterminée à agir ». La liberté, à ce niveau, est un quasi déterminisme qui conduit l’être vers son accomplissement.

Lorsque la liberté prend conscience d’elle-même, il peut être constaté que l’individu homme peut encore avoir l’impression d’être déterminé par lui-même alors qu’il l’est par la passion. La pseudo-liberté dont il se prévaut alors

6

le conduit non à son accomplissement mais à sa destruction. La passion se propage. La domination du petit nombre a pu être expliquée par l’emprise que l’avidité des dominants prend sur les dominés, les « conatus » des seconds étant « subjugués » par les « les conatus » des premiers (3).

Ainsi que Marx le constate dans « L’idéologie allemande », l’usurier exploite l’emprunteur. Pierre Macherey, dans son étude consacrée aux « Thèses sur Feuerbach » distingue une praxis incomplète. La praxis, traduction de la notion curieuse « d’activité pratique » chez Feuerbach, activité révolutionnaire libérée et libre chez Marx, doit pour atteindre à cette liberté, réconcilier en elle le subjectif et l’objectif, l’individuel et le collectif . C’est la tâche à laquelle il convient de s’atteler, et vu le péril écologique de toute urgence, aidée par l’instauration d’institution progressivement plus justes. Ceci afin que la liberté développe son contenu spirituel et conduise la Nature toute entière vers son accomplissement.

LE FRUIT

Etienne Balibar a voulu manifester le caractère indissociable de la liberté et de l’égalité en inventant le terme « égaliberté » . L’intention était louable et après tout féconde, le grand nombre prêtant peu d’importance au sens des mots et pouvant trouver dans le nouveau terme de quoi se déprendre un peu du préjugé selon lequel liberté et égalité seraient antinomiques, la seconde devant être modérée pour ne pas nuire à la première. L’on peut espérer au contraire que l’avenir permettra de montrer, la démonstration paraissant vaine, que nos deux valeurs se démultiplient de leur croissance à chacune.

Etienne Balibar le note, une lutte révolutionnaire s’exerce à la fois contre un absolutisme et contre des privilèges. S’il est vrai que le despote ne peut distribuer également ce bien le plus cher qu’est la liberté, qu’il ne puisse y avoir d’injustice démocratique, comme le souligne l’auteur, suppose que la décision soit vraiment rendue démocratiquement, c'est-à-dire par des hommes libres. Ceci donne à la liberté la préséance. L’égaliberté est une catégorie heureuse mais ne peut être un concept. Ce serait permettre au comptable, venu s’asseoir à la table du poète, de signer l’oeuvre.

7

La liberté, vertu républicaine, démocratique et laïque est à l’égalité ce qu’en terre chrétienne la charité, vertu théologale, est à la pratique du don. La conviction est légitime de penser que cette liberté, magnifiée dans le cadre d’un réalisme par définition laïc, a toute chance de donner son fruit.

Notes

1) Sophie Wahnich, Agora de L’Humanité, 9 janvier 2016. 2) Pierre Macherey, « Marx 1845 – Les « Thèses » sur Feuerbach. 3)Frédéric Lordon, « Capitalisme, désir et servitude ».

Hugues Thuiller

Hugues.thuillier6@orange.fr

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.