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Billet de blog 5 août 2025

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UNE  IMPOSTURE   RUINEUSE  :   LA  SACRALISATION  DE  LA PROPRIETE

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                                                                                          I – La sacralisation d’un abus

          La sacralisation est  manifeste quand, en oubliant les origines même si elles sont troubles, l’on fait du patrimoine le prolongement de son titulaire, et de celui-ci le bénéficiaire méritant de ces mannes qui honorent ce que l’on impute à son talent, sinon à son génie. Alors l’humain simple aux trois zéros se voit reptile rampant devant ce personnage aux onze zéros qui, d’être augmenté, a vu réduire en lui la part de l’humain pour laisser la place au chiffre. Monsieur mille n’est plus rien face à monsieur milliard. Dans la confection d’un budget national, s’il faut choisir entre demander cent au second et honorer le droit à un logement promis au premier, la demande est repoussée comme confiscatoire, le droit reconnu est promesse qui peut attendre des jours meilleurs.

          La sacralisation est d’avoir fait de l’abus un droit, c’est-à-dire d’en avoir fait une norme, de l’avoir normalisé. Le droit de propriété comporte trois attributs qui, en latin,  se déclinent en abusus, usus, et  fructus et en français en disposition, usage et fruit. Devenu droit de disposer la propriété est largement restée une permission d’abuser sur laquelle les gardiens de notre temple constitutionnel veillent comme sur une relique de saint. Le propriétaire de bâtiments industriels peut les fermer et priver de leur travail des milliers de salariés sans qu’aucun droit de réquisition ne puisse jouer. Les milliardaires peuvent inonder de leur argent la sphère de l’information et de la propagande politique, flatter et exacerber la suspicion naturelle éprouvée à l’égard de qui nous est étranger afin de mettre fin au peu qui reste d’une démocratie dont ils sont maintenant assez puissants pour ne plus s’en accommoder. Ils en disposent.    Les milliardaires peuvent décréter que leur fortune est gage de ce qu’ils possèdent la vérité et que la science ment. Que nous pouvons impunément nous livrer aux énergies fossiles et aux mirages d’une consommation à crédit. Jusqu’à la calcination qui nous attend tous, eux pouvant peut-être la retarder un instant de jouissance extrême, ils se seront enrichis.  Comme lors de la Shoa, dans les fours crématoires,  les hommes jeunes en pleine force, atteignant le sommet de l’amoncellement des corps, avaient pu gagner quelques secondes sur la montée du gaz létal.

          L’absurde, le dérisoire, le grinçant est que ce droit est né d’une imposture. Notre Droit civil, Droit privé, comporte deux sortes de droits patrimoniaux, les droits dits personnels, et les droits dits réels. Les premiers naissent du contrat, le locataire tient son droit d’usage d’un contrat passé avec un propriétaire privé ou un organisme public. Ce droit nait du contrat. Le droit de propriété s’acquiert le plus souvent par contrat également, mais le contrat ne le crée pas, il le transfert. Le droit de propriété est un droit qui s’exerce directement sur la chose, par lequel le propriétaire s’incorpore pour ainsi dire la chose, par cela il est dit droit réel.

          Il est donc enseigné très justement en Faculté qu’il existe deux catégories de droits, les droits personnels et les droits réels. Mais il doit être précisé que ceci n’est vrai que pour le Droit en vigueur, celui de notre code civil et que les deux catégories n’ont pas la même légitimité. Le droit personnel a une existence incontestable, et notre Droit en le reconnaissant  le constate. Le droit réel est une invention. Il n’est justifié éventuellement que par son utilité sociale, peut être limité quant aux prérogatives qu’il concède et ne doit pas être sacralisé. Hans Kelsen, dans sa Théorie pure du Droit, Dalloz 1962, (cité HK) en fait la démonstration et conclut   « La distinction entre droit personnel et droit réel est fallacieuse. Le droit sur une chose est aussi un droit envers des personnes…..Le jus in rem est au moins aussi un jus in personam. C’est la relation entre personnes humaines qui y est d’une importance primordiale …. Cette distinction qui joue un rôle important dans la systématique du droit civil a un caractère très nettement idéologique…. Le droit en tant qu’ordre social règle la conduite d’êtres humains dans leurs relations…La propriété ne peut donc consister qu’en un rapport d’individu à individus… »  (p. 176/177).

          La notion de droit réel étant récusée le droit de propriété perd tout fondement juridique.

          Nous assistons donc à la sacralisation de la force.  Le malheur est que Kelsen est souvent ignoré. Jacques Bouveresse meurt juste avant d’avoir pu prononcer une conférence s’y référant (v. ce blog, billet du 1er avril 2024). Un livre récent ranime l’espoir (Jean-François Kervégan, Puissance des droits, Puf 2025, cité JF. K.). l’auteur part de Kelsen mais interpose un appareil critique qui, alors qu’il y a urgence pour la planète, interdit d’aller droit au but que cependant il partage : contenir la force de l’argent. « Placer l’esprit au dessus de la force », tel était l’espoir que Kelsen exprimait en 1934 dans la préface à la première édition de son livre.

                                                                                                  II – Retrouver le Droit

          Nous n’avons qu’un mot pour dire deux choses, que le mot droit pour désigner la norme, là où l’anglais dit law, et pour nommer une  prérogative accordée à un  individu, « le sujet de droit », là où l’anglais dit right. D’où la nécessité de les qualifier différemment, l’un d’objectif, l’autre de subjectif. Le droit de propriété est donc, en ce sens, un droit subjectif. Personnellement j’utilise simplement la majuscule pour désigner le Droit objectif.

          La qualification droit subjectif peut également signifier que la prérogative que sanctionne le Droit lui préexiste, appartient au sujet de droit, est liée à sa qualité de sujet, lui est « inné » (HK, 175). Ce qui est en faire un droit naturel, catégorie que l’apport même de Kelsen consiste à écarter. JF. Kervégan, retient lui cette qualification, se proposant de lui reconnaître un « statut ontologique » (p. 33).

          En l’état de délabrement où en est l’ontologie (v. notam. billet du 29 mars 2025), il est peu probable que définir un tel statut soit possible. Cela demanderait que être soit distingué de exister, ce que JF. Kervégan ne paraît pas disposer à faire, pas davantage que d’autres, puisqu’il situe « être ou existence dans le domaine de la factualité ontique » (p.39). Le qualificatif ontologique s’il n’était dans le contexte que purement verbal apporterait certes une grande force au prétendu droit subjectif de propriété puisqu’il l’ancrerait dans le plus réel de l’homme, il l’enracinerait comme propre de l’humain, il le naturaliserait véritablement.   Mais il  n’est ici qu’un mot sans contenu. S’il en avait un nous serions au surplus dans le non sens car cette propriété, de la manière dont elle est conçue, est exclusive, interdit que tout homme ait sa part, nie donc l’humain pour de très nombreux membres de l’espèce.

        La conception que défend Kelsen de réduire un droit à un « réflexe » d’une obligation, de toujours le corréler à celle-ci (HK, p. 173, JF.K p. 37) est sans doute excessive. Elle le conduit à dire que les animaux, plantes et objets inanimés sont des sujets de droit quand ils sont protégés par le Droit car sujets d’un droit-réflexe (p. 174), mais il n’est pas inconvenant de penser que si l’homme est considéré comme le sujet de droit par excellence c’est à raison d’une qualité, d’une personnalité justifiant que si une norme juridique en sanctionne la protection par certaines obligations, cette qualité préexiste à la norme et l’inspire. C’est à ce sujet, à l’homme, qu’il pourrait être tenté de découvrir un statut ontologique.

        Cela   n’a pas été le propos de Kelsen, et c’est peut-être sa limite. En le classant comme appartenant au « hard positivism » (p. 71), JF. Kervégan  commet un contre-sens. Pour Kelsen le  Droit est certes une convention, laquelle une fois conclue devient un Droit positif, un système juridique en vigueur. Cette convention n’a pas à se fonder sur une morale ou sur une nature accordant à l’individu une qualité ou enfermant la société dans un ordre, dit naturel. Mais Kelsen n’est pas dupe. La convention, tout en paraissant s’affranchir d’une morale ou d’une nature, peut être obtenue par la force, violence physique, habileté trompeuse ou contrainte mentale. Elle doit avoir pour objet l’instauration d’un Droit pur de toute alliance avec la force et pour cadre le concours de volontés respectées en leur pleine autonomie. Kelsen ne s’intéresse au droit que consacré par un Droit positif, et c’est en cela qu’il est positiviste

            Une très bonne image de l’homme a été de le définir comme à la fois chose et liberté. Chose de par sa pleine appartenance au monde, liberté, de par la distance qu’il lui est possible de prendre avec  la réalité sensorielle de ce monde et qui va lui donner accès à la signification de ce dernier,(H. Arendt « La vie de l’esprit »),  à l’ontologie. Enfermé dans l’ontique comme chose il ne peut que poser des normes au gré de ses fantaisies. Libéré par la démarche ontologique, en empruntant  la voie transcendantale, il accède à la norme, universelle qui seule peut se proposer à tous ceux qui auront fait l’effort de vérité et de raison qui permet de la reconnaître par extrapolation, Kelsen disant de supposition. Et c’est ainsi qu’il établit la supériorité de l’ordre juridique international sur tous les ordres juridiques étatiques dont, seul souverain, il  délimite le domaine de validité respectif  (KH, p. 290, v.billet du 27 mars 2025).

             Etablir par extrapolation ou supposition  le niveau auquel doit se situer la norme supérieure n’est pas encore en définir le contenu. Des conditions de détermination strictes en résultent cependant : exigence d’un consensus universel obtenu selon des modes de représentation des volontés individuelles éclairées indiscutables. Être pour un droit comme être pour un homme se décrivent dans la dimension d’une liberté dont l’extension et la qualité sont appelées à une croissance sans fin (V. mon essai, Être liberté, les 3 Colonnes). Cette liberté qui pour Kant constituait  l’unique « droit inné » (JF. K. p. 45).

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