Lassitude
Je fais le point sur la situation en ce qui me concerne. J’abandonne le combat qui se voulait une contribution pour éviter une dérive de l’humanité. Je le considère perdu. Point de vue subjectif dont chacun peut évaluer le degré d’objectivité.
Ce combat, par goût et capacité se situait sur le plan des idées. Celles-ci m’avaient conduit, par le hasard des choses, à une conception générale du sens de notre existence mais mon premier objectif était modeste : renforcer l’idée socialiste afin que ceux qui la représentent encore puissent faire face à la déferlante droitière.
Par humanité j’entends cette part encore à ses débuts de l’existant, composée d’individus ayant accédé à la pensée, n’ayant pas encore pris vraiment possession de cette faculté, ce qui laisse plein d’espoir au regard du temps de la nature, lequel est éternel. Francis Wolff, qui a écrit « Le temps du monde », se satisfait de celui-ci. Claude Romano qui vient de publier « l’appartenance au monde » également. Ce dernier vient de répondre à ma demande de dialogue par un « je n’ai pas le temps » très explicable. Le temps en effet manque, mais ce n’est que le temps du monde. Il est bien court, mais ce n’est pas la durée qui lui manque. C’est de ne pas percevoir, privé encore d’un sixième sens, le temps de la nature que Wolff, cependant, définit si bien. Voir à ce propose mon essai. Percevoir est important. Romano fait de la « perception » le centre névralgique de sa reconstruction.
La philosophie occidentale a pour objet essentiel de dire l’être. L’une de ses branches, l’ontologie, s’y consacre. Je ferraillais à l’encontre de la trahison dont elle est l’objet depuis Parménide, depuis donc vingt cinq siècles, quand, en avril 2025, a été publié le livre de Romano. Celui-ci dénonce vingt-cinq siècles d’errance de la philosophie mais, bien qu’il utilise le mot, il ignore ce qu’est, à mon sens, la véritable ontologie. Est pour lui ontologique ce qui considère comme établie l’objectivité des choses, mais il n’en n’a pas besoin, ayant, par sa théorie de la perception, bien confirmé cette objectivité. L’ontologie peut alors viser plus loin : établir dans l’infini, dans le temps de la nature, cette existence qui se vit dans le temps du monde : cette existence est. Être n’est plus l’attribut d’un divin, pur esprit, par essence éternel, permettant de faire dire au Dieu de la Bible : « je suis Celui qui est », mais la qualité/propriété de cette existence qui est celle de notre univers. Cet univers est. Quand le verbe « être » est prononcé il convient d’entendre : depuis toujours et pour toujours. Être exprime cela qui n’a pas de commencement, donc pas d’origine, sans être originaire lui-même, car il n’est pas créateur.
Romano établit, comme Wolff également le fait, cette existence dans l’existant, ce qui n’est pas une mince affaire, car une grande partie des « penseurs » la situent dans l’esprit des humains. Elle n’aurait pas de réalité en elle-même. Romano dénonce une dissociation. Celle-ci aboutit à la coexistence de deux mondes. L’un, le seul vrai, celui des scientifiques, où seuls les « observables quantifiables » ont pleine existence, règne de l’objectivisme. L’autre, le monde ordinaire, « le monde de la vie » (la lebenswelt, est voué à la subjectivité pure.
- Romano établit que ce monde ordinaire, auquel savant et philosophe appartiennent parfois, peut accéder à une grand objectivité. Il distingue deux sortes d’objectivité. Celle de la science est absolue, en sa forme. Elle dépasse « toute relativité à l’égard d’un observateur quelconque par le biais d’une formalisation mathématique ». Ne peut être contestée que sa prétention à dire le tout sur le tout. Ce que fait l’objectivité que nous pensons vivre quotidiennement, laquelle, bien qu’en sa forme simplement relative car si « elle ne renvoie à l’indépendance de la vérité qu’à l’égard de nos opinions », cette indépendance est effective, C. Romano en fait une démonstration rigoureuse et convaincante (p. 63/7.
Il y a là un grand pas en avant qui pourrait rendre le recours à la « vraie » ontologie moins nécessaire. Un humain peut rester un sujet, ne pas devenir un objet parmi les objets dont l’objectivisme joue, un alter ego, un semblable à lui (p.350/352). La question du sens, direction et signification, et celui de la volonté pour emprunter celui que seule une forte adhésion fait sien, demeure posée.
Il a été renoncé à tout déterminisme, voire à une finalité inscrite dans l’univers. Dans un paysage sans créateur pas de créationnisme, d’intelligent disign. Le préformationnisme inscrit dans certains gènes appelle un éclairage. Cependant un genre de finalité qui peut être retenu s’inscrit « au coeur des choses » Barabas, p.358). La phusis d’Aristote parle de « ces choses qui possèdent en elles-mêmes le principe de leur mouvement et de leur repos, qui croissent et s’épanouissent par elles-mêmes » (Romano, p. 39). Selon C. Romano : « … le monde de la vie recèle réellement en lui de la beauté et de la laideur, de la justice et de l’injustice, de la noblesse et de l’ignominie » (p.369). Une opinion peut donc se former qui ait une objectivité plus grande qu’une autre, soit vraiment dans le sens et non à contre-sens de ce qui est bon pout être et croître en être et en liberté.
Il n’en reste pas moins qu’après des siècles de formatage des mentalités l’opinion bientôt hégémonique est attirée par l’injustice et l’ignominie. Les causes en sont multiples. Il est bien des procureurs qui les stigmatiseraient mieux qu’il n’est fait ici : La dissociation dénoncé par C. Romano. Les spiritualités d’évasion tablant sur des interventions d’un ordre surnaturel davantage que sur la liberté éclairée des hommes. La soumission à un ordre économique qui étouffe l’humain. La tolérance du petit mensonge qui a fini par recouvrir la planète d’une imposture monumentale : la force adoubée par le Droit, le Droit, le juste, le pacifiant, tel est le « principe de son mouvement », soumis à l’injustice criante et la violence par la consécration d’un droit à une propriété accumulatrice à l’infini devenue dominatrice, incontrôlable , liberticide, véhicule de perversion.
Hanna Arendt va peut-être trop loin quand elle écrit que la signification ne se lit pas à la surface du monde ordinaire - un monde phénoménal, une réalité sensorielle – mais en son sol (La vie de l’esprit, I- La pensée, II- Le vouloir).Il vient d’être reconnu qu’elle aurait pu se découvrir en cette surface. Cette possibilité vient d’être constatée saccagée. Nous devons donc la rechercher en son sol. Mais seule une démarche transcendantale peut le faire. Le refus des philosophes ayant l’autorité pour accréditer cette démarche et lui donner chance de rassembler et unir pour qu’un sursaut puissant nous éloigne de ces falaises écologiques que C.Romano voit comme des abîmes vers lesquels nous marchons, ce refus signe la fin d’une époque.
La démarche transcendantale consiste à extrapoler, supposer, quelles sont les conditions de possibilité pour que ce qui existe ….existe. Un philosophe, Pierre-Henri Travoillot, dans le Philo-Mag de juin 2019, l’a distingue bien d’un recours à une transcendance. Elle n’est pas au dessus de nous, article de foi, elle part de nous. Les suppositions, les hypothèses qui en résultent ne peuvent selon cet auteur être démontrées, que « par l’absurde ». Si on les nie « alors le sens et la cohérence de nos actions et pensées disparaissent ». Je pense les avoir fondées sur une argumentation plus positive et souscrit à l’assertion de Travaillot. Le transcendantal constitue « la clé de voûte » de notre existence, de notre « coexistence » avec les autres humains ». Le transcendantal nous dit Être, attribut nous l’avons vu divin. Nous n’existons qu’en étant, nous ne sommes qu’en existant.
Quand sera mesuré ce qu’est être, le devenir splendide que cela réserve au monde, celui de tout ce qui peuple l’univers, le notre donc, alors le roseau pensant redeviendra un arbuste solide, redressé et non courbé. Il vivra une autre temporalité.
J’ai évoqué le chemin brisé du chantre de « l’oubli de l’être », Heidegger, brisé du fait que l’être a été conçu par rapport au temps du monde, celui que nous vivons, et non le temps par rapport au mode d’être auquel nous sommes conviés. Ce temps de la nature qu’a rejeté F. Wolff après l’avoir magnifiquement défini :
« Le temps de la nature est le devenir passé du présent ».
C’est une solitude affreuse de ne pouvoir vivre ce temps que dans des livres. Les humains qui les écrivent sont loin. … En une attente.
P.S.
Cette définition traduit la définition des physiciens, celle du bloc-univers : ce que nous écrivons aujourd’hui est déjà écrit, mais a nécessité de notre écriture.