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Billet de blog 21 décembre 2025

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LUCiDiTE

"Le chaos tragique et effroyable que nous vivons" n'est ni une phase, ni une fin, mais une étape.

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        Dans la Lettre du dimanche du 6 décembre du Grand Continent Emmanuel Carrère écrit, et je crains devoir penser comme lui, que « le chaos tragique et effrayant que nous vivons»  n’est pas qu’une phase qui sera traversée (thèse optimiste), mais que « c’est la fin ».

       Carrère termine cependant sa péroraison par ces mots : Si la lucidité était une raison d’espérer ce serait une bonne nouvelle. Encore faut-il y croire ajoute-t-il. J’invite à ne croire à rien, mais à prouver la lucidité en étant lucide.

          Parmi les raisons du manque de lucidité qui peut expliquer la dérive de l’humanité conduisant à son naufrage peuvent être cités l’errance de la philosophie en général et le fiasco de sa branche reine, l’ontologie, qui devait nous dire ce qu’est ÊTRE.

          Redevenir lucide peut adoucir la fin, voire l’endiguer et même en faire un commencement.

          L’errance de la philosophie, Claude Romano dans « L‘appartenance au monde », Seuil 2025, la stigmatise : « pendant plus de vingt-cinq siècles, la philosophie occidentale n’a eu de cesse de nous inviter à transcender le monde et à nous dissocier de notre corps ».  Une dissociation qui, ajoute-t-il «creuse  sous nos pas une falaise écologique vers laquelle nous nous précipitons  à grande vitesse » (p. 9).

         Cette dissociation est due notamment à la prétention de la science de donner une image objective du monde, renvoyant toute autre image à la pure subjectivité. C. Romano démonte cette prétention en distinguant deux sortes d’objectivité. Certes l’objectivité de la science est absolue, mais ce n’est qu’en sa forme. Elle dépasse « toute relativité à l’égard d’un observateur quelconque par le biais d’une formalisation mathématique ». Ne peut être contestée que sa prétention à dire le tout sur le tout. Ce que fait l’objectivité que nous pensons vivre quotidiennement, laquelle, bien qu’en sa forme simplement relative car si « elle ne renvoie à l’indépendance de la vérité qu’à l’égard de nos opinions », cette indépendance est effective, C. Romano en fait une démonstration  rigoureuse et convaincante (p. 63/76).

         Le monde ordinaire, « le monde de la vie » (la lebenswelt), nest donc pas voué à la subjectivité pure. Outre que l’auteur en rétablit la pleine réalité il y a là un grand pas en avant. Un humain peut rester un sujet, ne pas devenir un objet parmi les objets dont l’objectivisme joue. Il peut demeuter un alter ego, un semblable à lui (p.350/352). La question du sens, de la signification de nos vies, peut être l’objet d’un consensus. La lucidité ne peut naître que du respect par chacun de la liberté de l’autre, de sa contribution à l’épanouissement de cette liberté (v. mon essai    Être Liberté, les trois Colonnes).

        IL a été renoncé à tout déterminisme, voire à une finalité inscrite dans l’univers. Dans un paysage sans créateur pas de créationnisme, d’intelligent disign. Le préformationnisme inscrit dans certains gènes appelle un éclairage. Cependant un genre de finalité qui peut être retenu s’inscrit « au coeur des choses » R. Barabas, « Phénoménologie et cosmologie », Vrin 2024, p.358). La phusis d’Aristote parle de « ces choses qui possèdent en elles-mêmes le principe de leur mouvement et de leur repos, qui croissent et s’épanouissent par elles-mêmes » (Romano, p. 39). Selon C. Romano  : « … le monde de la vie recèle réellement en lui de la beauté et de la laideur, de la justice et de l’injustice, de la noblesse et de l’ignominie » (p.369). Une opinion peut donc se former qui ait une objectivité plus grande qu’une autre, soit vraiment dans le sens et non à contre-sens de ce qui est bon pour être et croître en être et en liberté.

          Il n’en reste pas moins qu’après des siècles de formatage des mentalités l’opinion bientôt hégémonique est attirée par l’injustice et l’ignominie. Les causes en sont multiples : La dissociation dénoncée par C. Romano. Les  spiritualités d’évasion tablant sur les interventions d’un ordre surnaturel davantage que sur la liberté éclairée des hommes. La soumission à un ordre économique qui étouffe l’humain.  La tolérance du petit mensonge qui a fini par recouvrir la planète d’une imposture monumentale : la force adoubée par le Droit, le Droit, le juste, le pacifiant, tel est le « principe de son mouvement » dirait Aristote,soumis à l’injustice criante et la violence par la consécration d’un droit à une  propriété accumulatrice à l’infini devenue dominatrice, incontrôlable,  liberticide, véhicule de perversion.

        Hannah Arendt va peut-être trop loin quand elle écrit que  la signification ne se lit pas à la surface du monde ordinaire - un monde phénoménal, une réalité sensorielle – mais en son fond (La vie de l’esprit, I- La pensée, II- Le vouloir,  PUF 1992).Il vient d’être reconnu qu’elle aurait pu se découvrir en cette surface. Cette possibilité vient d’être constatée saccagée. Nous devons donc la rechercher en son fond. Mais seule une démarche  transcendantale peut  le faire. Le désintérêt des philosophes ayant l’autorité pour accréditer cette démarche et lui donner chance de rassembler et unir pour qu’un sursaut puissant nous éloigne de ces falaises écologiques que C.Romano voit comme des abîmes vers lesquels nous marchons, ce désintérêt signerait la fin d’une époque s’il devait se maintenir.

          La démarche transcendantale consiste à extrapoler, supposer, quelles sont les conditions de possibilité pour que ce qui existe ….existe. Elle constitue un préalable à l’ontologie. La méfiance avec la réintroduction d’une forme de transcendance que son utilisation permettrait peut expliquer la prudence des philosophes. Il est vrai que le transcendantalisme de Husserl qualifié justement d’idéaliste par C. Romano s’apparente à une transcendance.

        Hannah Arendt, se référant à Kant, bien qu’elle recherche le principe expliquant l’existence et lui apportant signification (P. 38), veut éviter tout recours à une transcendance. Elle admet le transcendantalisme  de Kant quant il s’agit de faire jouer les schèmes de temps et d’espace qui sont pour ce dernier des conditions a priori de la connaissance, mais lorsqu’il écrit que les phénomènes ne peuvent avoir pour fondements les phénomènes eux-mêmes – en notre langage que ce qui existe ne peut avoir pour fondement ce qui existe -Arendt le critique de transformer le transcendantal en transcendance (p. 57), note 18). Ce qui ne tient pas dès lors que le lieu qu’il s’agit d’atteindre est certes celui où va se manifeste un principe, lequel, dans l’ontologie proposée n’est pas créateur mais s’apparente à une puissance libératrice. Ce principe n’a pas « préséance sur son effet ». Je me suis déjà insurgé à l’encontre d’une telle cause (billet de blog du 19 février 2019). L’existence a un fondement, c’est d’être, mais seul peut être ce qui existe. L’image du porteur/porté vient à l’esprit, sans qu’il y ait un grand porteur,  qui lui serait bien dans le vide. Mais cette dualité n’a pas acore été pensée, et si la pensée vient  à Arendt, elle ne parvient pas encore à penser cette pensée. « Personne, écrit-elle, n’a réussi à vivre dans un monde qui ne se découvre pas de lui-même » (p. 40). Avec le transcendantalisme, il pourra se savoir, d’un savoir médité, que d’être  est « la Voie ». Et l’on EST qu’en étant Liberté.

        L’ontologie retrouvée – A défaut de recourir à la démarche transcendantale, de, prenant en compte une surface bien solide, tenter d’imaginer ce que « le fond » devait être pour qu’un existant aussi grandiose existe  le philosophe s’est épuisé en constats d’apories. Une tentative particulièrement symptomatique est celle de Tristan Garcia dans Laisser être (PUF,2023) lequel découvrant l’ontologie « en morceaux » (p. 25)  et, ayant bien vu qu’elle ne pouvait pas se réduire à l’existant mais devait dire ce qui lui permettrait d’être, tente de la restaurer en la réduisant à n’être que « la maximalisation de notre capacité d’abstraction » (p. 29). Il abstrait tant, élimine ce qu’il considère ne pas être essentiel à l’existant, qu’il ne subsiste presque rien de la réalité, un reste cependant qui ne permet pas de trouver un être qui ne soit pas substantivé.

         Dans « Dieu sans l’être » (Quadrige 1991) Jean-Luc Marion  tente de réussir la gageure  « de penser Dieu, hors la différence ontologique, hors la question de l’être » 4e de couverture). La différence ontologique, la spécificité ontologique de Dieu, serait que « Dieu a à être » pour qu’existent les choses, donc « avant tous les étants », avant l’existant. La théologie dit alors que Dieu est, désigne le principe, tient lieu d’ontologie. Mais pour l’auteur nous n’avons pas besoin de principe. Dieu précède, son amour à lui seul nous fait exister.  Penser l’amour pour dire Dieu, telle est la tâche que s’assigne J.L. Marion.  Penser la liberté pour dire l’homme, telle est la tâche à laquelle j’invite. Se dire être sans qu’un Dieu nous précède affirme une liberté  qu’il ne s’agit pas de transfigurer  mais d’accomplir en risquant d’accorder à l’autre une liberté semblable à la sienne. Ces deux invitations convergent. Celle de Marion s’avoue pour le lointain et risque l’évasion, elle est présupposition et non supposition. Celle que je fais appelle une immédiateté. Elle est argumentée et auto-réalisatrice. Peut-être permet-elle de rencontrer l’amour.

           La première tâche n’a pas jusqu’ici donner ses fruits. Il s’agissait  de « travailler le concept par l’amour ». Mais il faudrait avoir capacité d’aimer. Le concept  qu’il s’agit de travailler est celui de l’amour, qui demeure  un impensé. Le travailler par l’amour ! Comme si, quand nous aimerons, d’amour bien sûr, nous nous soucierons encore du concept.

            La seconde tâche n’a pas à « faire retour vers un concept ». La liberté n’est pas un concept. Elle s’exerce. Elle doit s’exercer, non au nom d’une norme morale, mais d’une normativité vitale. Vivre libre est un mouvement de cohérence avec soi-même. En premier lieu être libéré d’un rapport trop étroit avec son ego, reconnaissant en l’autre semblable liberté.  

            Dans l’ontologie proposée l’exister a à être et peut être constaté être … puisqu’il existe. Qu’il soit est une condition de sa possibilité. Une hypothèse qui est une quasi évidence, hypothèse émise dans le cadre d’une démarche transcendantale.

          Être qui nous confirme la parenté étroite qui nous réunit les uns les autres, subjectivités singulières et semblables, alter egos ainsi que l’a montré C.Romano. La démarche transcendantale qui nous permet de le nommer mérite alors bien le qualificatif que lui reconnait Pierre-Henri Tavoillot, dans le Philo-Mag de juin 2019, de constituer«  la clé de voûte » de notre existence, de notre « coexistence » avec les autres humains ». Le transcendantal nous dit Être, attribut qui a été réservé au divin. Nous n’existons qu’en étant, nous ne sommes qu’en existant.

          ÊTRE, dont aucune représentation ne peut être donnée, ne peut faire l’objet que d’une modélisation. Le concours est ouvert. Je propose celle d’un foyer…

                                                                                                Ê T R E

 Comme si depuis toujours et pour toujours est un foyer. Comme si un grand feu embrasait un combustible inépuisable jusqu’à le faire éclater en mille braises suspendues entre deux désirs, celui de conserver le lien avec la chaleur vitale et celui de gagner les plus lointains pour s’inventer singulières et découvrir la manière de se conserver braises, ensemble, afin que le foyer vive. Le grand feu ne s’éteindrait jamais mais les braises auxquelles il est donné d’accéder à la pensée et à la volonté peineraient avant de prendre conscience de leur désir, de le penser, de le vouloir et de le satisfaire.

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