Les six précédents billets de ce blog ont été consacrés à tenter de fonder une ontologie apte à permettre d’ouvrir les yeux sans effroi sur les conséquences du réchauffement climatique quelles qu’elles soient. Déni ou sagesse les regards sur ces conséquences sont en effet divers. Les plus alarmistes céderaient-ils à une « raison apocalyptique » ?
Le livre de Michaël FOESSEL « Après le fin du monde » (Seuil 2012) se présente, et dès son sous-titre, comme une critique de cette raison. Celle-ci est considérée comme l'inspiratrice de ces pensées qui situent l'homme dans un espace sans horizon, c'est-à-dire, le monde étant essentiellement conçu comme un horizon, sans monde.
C'est ainsi que cette raison verra dans la Terreur le signe avant coureur de l'apocalypse prochaine et la confirmation de l'inanité et de la malfaisance des Lumières qu'elle voit à l'origine de la Révolution (p.61). La tâche est alors, dans le sillage de Kant et de Husserl, de récupérer les Lumières pour concevoir le monde « comme espace d'indétermination et de liberté » (p.21) ouvert à un horizon du possible, lequel apparaîtra comme « la transcendance qui reste » (p.275),
Une grande partie du parcours décrit dans ce blog est déjà largement tracée, le chemin fort bien balayé, le sens lui-même est indiqué : l'interrogation sur le juste et l'injuste par une pluralité à laquelle est accordée la possibilité de faire l'expérience de sa liberté (p.234-235).
Depuis 2012 la situation a cependant changé. La raison apocalyptique est aujourd’hui confortée. Foesssel se situait dans un monde fini. Cela ne suffit plus aujourd’hui. La réponse à laquelle je tente de rallier l’adhésion se situe sous le signe de l'infinitude. Cela déplace l'indétermination de l'espace consenti à la liberté et conduit à des avancées plus radicales.
L'indétermination elle-même est concernée. Elle est considérée à juste titre par l'auteur comme une condition de l'ouverture au possible, celui-ci étant avec insistance opposé à une effectivité qui fermerait l'horizon en saturant très vite une insatisfaction pauvre en ambition. Le possible sur lequel elle porte n'est plus aléatoire ; il ouvre sur l'infini et, l'option pour l'infinitude étant liée à l'intervention d'une liberté qui porte bien son nom, cette indétermination est confirmée quant à son espace, mais non quant à sa temporalité, affirmée consubstantielle à l’être.
En l'infinitude, l'infini est non seulement l'horizon mais le lieu à partir duquel celui-ci est scruté : le « je suis ». La présence au monde n'y peut emprunter cette inauthenticité qui selon Heiddeger ferme à un Dasein ne se comprenant qu'à partir de l'étant son possible existentiel (p.251 note). Il n’est d’autre départ possible que de considérer l’existant mais dès lors que celui-ci fait couple avec cet étonnement devant un : « il est », il atteint « l’existentialité », concept qui, chez Heiddeger, n’est plus seulement ontique mais ontologique.
Foessel met en exergue de son livre cette proposition de Beaudelaire : « Le monde va finir. L’unique raison pour laquelle il pourrait durer, c'est qu'il existe. Que cette raison est faible comparée à celles qui annoncent le contraire ». C'est là ne pas prendre garde que ces nombreuses raisons sont celles de cette faculté qui nous immerge dans le fini et que Spinoza nomme imagination. La raison unique est due à l'insistance de cette autre faculté qui seule sait penser l'infini, l'entendement. A l’existence celui-ci adjoint l’être.
L'homme n'existe qu'en se projetant, en regardant devant lui, aussi loin qu'il le peut. Son horizon, il le construit, il le situe là où le porte l'audace de ce désir auquel la raison, ou je ne sais quelle faculté de jugement, donne son agrément. Cet horizon est la transcendance de l’homme, son monde. En la situant à l’intérieur de l’univers, elle donne sens à l’existant et invite à « libérer » toutes les potentialités de celui. L'homme y trouve sa temporalité propre.
En désignant son horizon de finitude comme « la transcendance qui reste », Foessel fait référence à une transcendance qui serait perdue. Située à l'extérieur de l'univers, cette transcendance porte l'homme vers un inconnu par essence qu'il divinise, qui l'attrait à lui, le soumet ou l'abandonne à l'errance. En Dieu, l'éternité fait signe vers un ailleurs, privant d'ici. Tout absolu obture l'infini. La manière qu'ont Hegel ou Spinoza d'ériger en absolu un esprit panéanthéisé ou une substance divinisée, en dépit des promesses que recelait la seconde avant d'être hypostasiée, retire à l’homme son horizon et le prive de monde (p.118 s).
Par transcendance qui reste on peut entendre celle qui ne s'effondre pas. D'être recours ne tient pas de la disparition des autres mais au fait de sa solidité. Les autres, oubliées ou réfutées, laissent la place à celle qui s’affirme authentique. Telle est la transcendance telle que nous la nommons, un simple transcendantal ne ferait pas l’affaire. Chez Foessel, la transcendance qui reste ne désigne qu’un résiduel.
Alors la pensée de l'indétermination paraît molle. Elle n'est pas faible. Les œuvre de Hobbes (p.32-40) et de Kant (p.57-64) en sont de remarquables exemples. Pour survivre dans les décombres, il lui a fallu se battre bien. Si Michaël Foessel l'admet de type résiduel (p.280) ce n'est qu'en l'opposant à des transcendances qui ne prennent leur force qu'en la croyance ou la foi, donnant à la théorie la forme d'une dogmatique et à la pratique un cadre tombé du ciel. Aussi bien n'est-elle pas présentée comme s'imposant en droit mais comme « ressource critique » (p.272).
Cette pensée paraît avoir un enracinement trop subjectif. Elle repose sur une auto-affirmation de l'homme qui se revendique, très justement, bien davantage qu'une « image » (p.279). La transcendance retenue a un rapport au transcendantalisme affirmé dès le départ ( p.21).
La pensée de l'infinitude a quant à elle un fondement théorique objectif que chacun appréciera. Il est de considérer que notre horizon mondain est situé dans la partie émergée de l'univers mais est nourri de toute la substantialité et du dynamisme présents dans la partie immergée et conceptualisés par Spinoza sous la notion de substance, celle-ci ayant essence et puissance et échappant à la création et à la finitude tant spatiale que temporelle.
Le dynamisme s'est avec l'homme, avec l'esprit humain, mué en liberté. Celle- ci se meut entre deux mondes. Celui d'où elle vient, où elle s'enracine, l'univers immergé, le « Réel » ; celui où elle se déploie en l'homme, l'univers émergé, le monde modal, car il est considéré par Spinoza comme une affection, une modification de la substance. L'homme y est un mode.
Dans ce monde se vit le même infini que dans l'autre, l'altérité est faible, mais sous une forme modale qu'il nous appartient d'enrichir. Ce vécu a pleine effectivité, son présent se nimbe de présence, il est pourvu de sa « réellité» qu'il lui faut simplement apprivoiser. La voie solitaire ne suffit pas.
Contrairement à la puissance-cause de Spinoza qui ne peut rendre compte de la temporalité , la puissance-liberté, dans un effort spéculatif tendu, un abandon poétique ou un parcours spirituel, s'avère non seulement compatible, mais essentiellement accordée à ce qui est aporétique pour la pensée mais incitatif pour l'action : la conjugaison de l'infini réel et de l'infini modal en une liberté qui rassemble en elle le passé de son surgissement, le présent de son essor et, en la pluralité de ses intérêts et l'unité de son principe, son devenir. Les deux mondes s'entre-pénètrent et se distinguent, formant un ensemble homogène dans une immanence parfaite. L'horizon de l'homme, son monde, peut être reconnu comme la transcendance qui l'ouvre à lui même et non le clôt, l'accomplit et non s'y substitue.
Dans l'univers mental propre à la pensée de l'indétermination la transcendance est exigée pour sortir de l'historicité pure et se projeter vers cet avenir qui se cherche à cet horizon-monde ( p.278). Comme le moment improbable où il y aurait consensus général dans l'univers communicationnel d'Habermas était nommé transcendance de l'intérieur par ce dernier, le monde devient le « dehors » indispensable, l'homme y est plus ou moins expulsé de sa réalité historique. L'univers mental propre à la pensée de l'infinitude se meut déjà dans le dedans-dehors, la réalité se vit dans la réellité, la transcendance lui est intrinsèque, constitutive.
Ces propositions pourront être estimées très spéculatives. La spéculation y est essentiellement incitative à l'action. Le fait seul est et doit être considéré. Il assume ses contrariétés. Elles ne seront vues comme des contradictions, donc abandonnées à leur sort, que par ceux qui veulent s'y noyer. « Le principe de non-contradiction est à la source de la plupart des jugements prudentiels qui invitent au renoncement » (p.192). La pensée butte, l'action n'a pas le loisir de trébucher.
Le postulat de la pensée de l'infinitude est que du néant rien ne sort et, contrairement à Beaudelaire, qu'au néant ce qui existe ne peut retourner. Où se tient la pensée qui pense le néant ? L'axiome de cette pensée est que rien ne vient de rien. Les milliards et les milliards d'années qui nous séparent des la plus lointaine étoile et les milliards d'entités dont celle-ci fait partie, ces chiffres vertigineux, ne sont rien face à l'infini. Nous pouvons considérer ces vertiges comme annonciateur de l'infini, c'est facultatif, mais si nous pensons et contemplons l'infini, cesse le vertige et s'avance la tranquille marche dans un pays apaisé, fraternel et joyeux.
Toute concession faite à la limite, si elle n'est pas maîtrisée, ne peut pas conduire à ce néant absent qu'elle préfigure cependant mais à une régression qui peut obliger à tout recommencer. Sans fin ? La critique de la pensée apocalyptique qui consent à la finitude est porteuse du vice qu'elle combat, l'échéance est retardée, l'apocalypse n'est que différée.
Avec la pensée de l’infinitude est simplement affirmé que la durée est élément de la solidité. En l'éphémère de la rose certains ont vu le secret de sa beauté et d'autres en cette beauté la fanaison très proche. Nous pensons qu'il est possible de réconcilier l'éclat de la beauté et la pérennité de cela qui la porte. Cette pérennité n'est certes désirable que dans l'éclat.
POST-SCRIPTUM
De la contingence
Le rôle que joue la contingence dans l’opposition réalisme/ idéalisme a été évoqué. Ayant réagi au livre de Foessel lors de sa parution en 2012 je retranscris ici un passage relatif à cette contingence. Bien des éléments du billet qui précède sont d’ailleurs repris de ces écrits 2012.
La contingence est souvent opposée à la nécessité. Elle dit alors une qualité, la capacité de se transformer (p.152 256) , d'évoluer, elle signifie liberté. Cette signification doit être écartée. La transformation, son sens, la liberté seraient elles-mêmes contingentes. La liberté n'est pas contingente. S’il est une nécessité elle est dans celle qui en est la négation, dans la liberté elle-même. Etre libre est une obligation. Evoluer, être de plus en plus libre, libéré, telle est la seule exigence que peuvent avoir, envers ceux-là qui y renoncent, les hommes qui veulent avoir un Devenir, en notre destin collectif. La liberté n'est pas la nécessité, elle a tout simplement un sens. Il lui est intrinsèque. Mais elle est extériorité pure, elle n'oeuvre jamais pour elle, manière de dire, elle est le sens.
Nous prendrons la contingence dans son autre signification, habituelle elle-aussi. Elle est ce qui passe, frôlant l'insignifiance, et à l'égard de quoi on peut légitimement être indifférent. Elle est ce qui n'a pas de sens bien déterminé. Pas de signification donc, et pas de direction. Ces deux notions sont indissociablement liées en celle de sens, comme en la beauté l'éclat et la durée. Otez à la beauté la durée, elle n'a sens que d'un regret ; ôtez lui l'éclat, elle a le sens d'une nostalgie.
La pensée de l'indétermination entend redonner à l'homme sous le nom de monde un sens qui serait perdu. Elle veut écarter la tentation du nihilisme (p.115). Mais peut-être ne fait-elle pas suffisamment, de la liberté, en même temps qu'un moteur de recherche de sens, le lieu même de ce sens.
La contingence pourrait survenir dans un monde créé si le créateur abandonnait sa création dont il aurait épuisé le charme ludique. Un monde non créé donne à la liberté sa pleine fonction, sa pleine vigueur, la pleine ampleur de son devenir.
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