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Billet de blog 24 octobre 2025

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SI  L’HOMME SAVAIT

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Parole du cœur, langage de la raison, présence de l’esprit

        Claude Romano met en exergue de son ouvrage « l’appartenance au monde » (Seuil 2025) cette proposition de Pierce : « Ne feignons pas de douter, en philosophie, de ce dont nous ne doutons pas en nos coeurs ». Que notre raison cependant sache que le doute n’est pas un péché. 

          Toute assertion dit quelque chose. Dénommons la de façon neutre, pensée, ou qualifions-la, dans tous les degrés de son objectivité, de correspondance avec la réalité qu’elle énonce,  certitude, opinion ou  croyance. L’observable quantifiable est certitude scientifique, la croyance, purement subjective, sonne la disparition du lien humain, de l’universel, soignons soigneusement l’opinion. Elle constitue une partie du monde, mais si en elle-même son poids est négligeable nous savons maintenant, qu’influençant les comportements des hommes, elle peut provoquer l’effondrement d’une écosphère. Elle est très largement auto-réalisatrice.

          Relatant son superbe parcours Alain Aspect, dans « Si Einstein avait su » (Odile Jacob, 2025), pose la question : aurait-il admis qu’il y a vitesse plus grande que la lumière, et même instantanéité ? Mais Einstein a, de quelque façon, su, lui qui disait à Carnap « que le problème du Maintenant le préoccupait sérieusement. Il expliquait que l’expérience du Maintenant avait une signification particulière pour l’homme, quelque chose d’essentiellement différent du passé et du futur, mais que cette importante différence n’advient ni ne peut advenir en physique. Que cette expérience ne puisse être saisie par la science lui paraissait être un motif de résignation pénible mais inévitable » (rapporté dans Francis Wolff » Le temps du monde, Fayard 2023, p. 11).

          Les sciences physiques ne peuvent pas tout expliquer car tous les constituants du monde ne sont pas physiques, matériels. Le monde a une ossature mathématique, un ou des animateurs immatériels, dont un exemple est le mental  le genre étant nommé esprit.  La prétention des neurosciences d’expliquer le mental  comme un phénomène de complexification de la matière est peut être acceptable à la condition d’admettre que le saut quantitatif s’accompagne d’un saut qualitatif. Mais l’existence des choses, qu’elles soient, ne peut procéder d’elles en leur état purement physique. D’être requiert qu’un principe, consentons à le ranger dans le genre « esprit », allié au physique,    alliage et alliance, en fasse un fait primitif. Être et exister apparaissent comme deux éléments dont l’indissociabilité constitue le principe premier auquel, par nécessité rationnelle, opinion argumentée, il convient de se référer.

          Penser ce principe premier fut longtemps affaire de théologie. L’onto-théologie a régné. N’a survécu que l’ontique, domaine de cette réalité sensorielle dont Hanna Arendt nous dit qu’elle ne porte pas en elle sa signification (La vie de l’esprit, tome 1, La pensée). Il nous faut, pour remplacer la théologie, penser une ontologie.

Retrouver l’ontologie

        La dissociation à laquelle la philosophie occidentale se livre depuis vint-cinq siècle, nous amenant par là devant « une falaise écologique », me paraît bien antérieure à celle que dénonce Claude Romano (op.cit.p. 9), celle de notre corps. Elle me paraît concerner cette indissociabilité qui donne de l’esprit au corps.

          C’est en remontant ces vingt-cinq siècles que Paul Ricoeur, dans son article « ontologie » de l’encyclopédie Universalis, prend départ du poème de  Parménide en lequel cette philosophie occidentale prend racine, retenant l’être comme principe premier.

          Dans ce poème Parmanide dit bien des choses. Une vraie pensée et des paroles de poète. Ricoeur s’arrête peu sur la première et ouvre la voie à l’entreprise holistique d’Aristote allant de la catégorisation de la réalité aux prémisses de l’onto-théologie. Il donne valeur à une seconde assertion, Parménide disant « Penser et être sont le même ». Il ouvre alors la porte à la querelle la plus stérile qui soit, l’opposition entre le réalisme et l’idéalisme. Sous l’apparence de prêter à l’intelligible davantage de réalité qu’à l’objet physique l’idéalisme est une revendication d’impérissabilité et refus de prêter effectivité à un objet voué à l’entropie. L’inéluctabilité de celle-ci n’est due qu’à la dissociation dénoncée.

          Mais la première assertion est pensée vraie, au moins telle que P.Ricoeur la lit. Parménide commence à dire « il est ». Ricoeur commente « cedisant, le penseur ne donne pas de sujet au verbe être ; il le laisse être dans sa nudité et sa globalité » et ajoute « toutes les fois que l’interrogation humaine revient à « il est », elle reprend contact avec le socle ontologique de la pensée ». Tout est dit.

          Tout est dit, sauf que le contact a été perdu. Si l’on n’a plus mis de sujet au verbe on lui a mis un article, on a dit « l’être » dont on a fait un substantif. On a oublié que l’article pouvait n’être qu’explétif.

        Les philosophes eux-mêmes  constatent cette perte.

        Etienne Gilson, dans son grand ouvrage « Être et essence » publiée en 1962,  écrivait  dès ses premières lignes que l’échec de la métaphysique tenait à ce que les philosophes n’avaient pas su traiter de l’être en général mais s’étaient dispersés en êtres régionaux.

          Début 2023 Tristan Garcia (Laisser l’être, p. 25) nous dit qu’ils ne le savent toujours pas. « L’ontologie sort du siècle précédent riche, variée, mais irrésolue et en morceaux ». Sous ce terme la seule question qui a été posée est « de savoir ce qu’il y a en réalité », question qui est celle d’une autre branche de la philosophie , l’ontique. La question de l’être reste en friche.

       L’être est sans voix, le monde est sans voie. « La reconduction par la philosophie contemporaine du domaine ontologique à la seule sphère ontique » met l’humanité dans l’impasse écrit N. Poirier (Le Philosophoire »  septembre 2006  « le problème de l’être et la question de l’homme » p. 139)). Le citoyen que je suis est atterré par cet abandon.

       La perte du contact va jusqu’à la dérive. Grand pourfendeur de l’oubli de l’être, Heidegger paraît partager la conception qui considère que le socle ontologique est le seul capable de donner sens à notre monde. Il manque son propos.  Heidegger retient « une interprétation du temps comme horizon de toute compréhension de l’être » constate N. Poirier. Prenant départ d’une catégorie ontique, le temps fini, il ne peut donc avoir, selon moi, une compréhension de l’être que ontique et finie. Son « Dasein » « l’être-là-dans le monde » ne paraît être qu’un étant qui par sa capacité d’interroger l’être tient lieu d’un être qu’un déficit d’autonomie oblige à trouver un lieu qui le dit. « Il est ontologique », mais ceci « par privilège ontique » ( paragraphe 4 de l’introduction à « Etre et temps »). La science des mots sauve toujours Heidegger.

     Il n’est pas choquant de voir l’homme élevé à ce statut particulier : être l’étant qui ayant capacité de penser se voit en charge de promouvoir l’être. Mieux vaut pour cela ne pas l’enfermer dans le temps ontique et tenter de concevoir un temps dont l’être serait l’horizon de compréhension. Cette inversion des rôles change tout. Un temps/ espace constitue le lieu d’un exister sans commencement et donc sans terme, dont l’origine ne paraîtrait introuvable que parce qu’il n’est, en l’hypothèse, nulle nécessité d’origine. Dire cet exister « être » est la manière de le constater sans commencement, un constat qui se refuse à toute explication, rend totalement déplacée la demande d’une telle explication. Etre exprime alors l’état radicalement primitif de l’exister et en confirme la propriété grandiose, l’infinitude.

       Ayant substantivé l’être Heidegger se serait   lassé se son Dasein. Il  s’est retourné vers la race (v.N. Poirier, p. 145, note 6). S’explique alors le plus-que flirt du grand penseur avec le national-socialisme.

       De l’être il nous faut retrouver la nudité et la globalité.

La nudité de l’être

          Cette nudité est certainement la raison majeure de son oubli. Un infini que seule une méditation prolongée peut apprivoiser et qui doit se vivre cependant dans des durées et des immersions faisant pleinement appartenir au monde. Un insaisissable qui dira Kant n’ajoute rien à la réalité que seule une démarche transcendantale permet d’atteindre et à laquelle T.Garcia ne s’est pas soumis. Il a cru qu’en effaçant de la réalité il retrouverait l’être, il n’a pas vu qu’il fallait l’accepter, d’emblée, nu. Il pense sauver l’ontologie en se livrant à une entreprise d’abstraction qui vide la substance, lieu d’une concentration de la réalité, de tout contenu. « L’ontologie est la maximalisation de notre capacité d’abstraction » ( p. 29). Il va, si loin qu’il va jusqu’à l’os, lui retirant toute chair. L’os est l’ultime réalité, mais encore une réalité. Pour faire image moins macabre, disons que l’auteur ne pénètre pas la moelle, lieu vital, comparable au sol sur lequel repose notre réalité sensorielle et dans lequel Hanna Arendt voit le lieu qui apporte la signification.  Comme chez Spinoza, la puissance s’épuise dans son acte, mais l’épuisement ici est complet. La « subjectivité » « se rend » dans un geste trop sublime pour ne pas tenir de la sublimation. « Elle s’interrompt », passe le relai en disant « c’est à vous ». Elle a vécu « dans l’espoir d’être reprise » (531/532). Rien ne le garantit.

                        La subjectivité est susceptible de tenir une grande place dans la modélisation de l’ontologie à reconstruire. La substance chez Spinoza a des attributs et des essences. Elle est pour Deleuze l’exprimé, l’attribut étant l’exprimant et l’essence l’expression. Dans une véritable ontologie l’exprimé serait la liberté, l’être l’exprimant, la subjectivité l’expression. 

          Sans son article Être est bien nu. Il est la quintessence de la simplicité. C’est pourquoi il est difficile d’en transmettre la compréhension. S’il n’ajoute rien à la réalité, il a cependant nécessité de celle-ci, car pour dire être il faut bien une réalité, quelque chose, afin de pouvoir dire qu’elle EST. Mais exister a nécessité de cette qualité que lui prête l’attribut d’être, sinon il n’y aurait pas d’exister et sans exister point de être. Exister est une sortie hors de soi (ex-) et implique un espace-temps. Être l’implique donc également et ouvre donc au temps et à l’espace.

           Pour comprendre être, avoir compréhension de l’étrangeté qu’il exprime il est nécessaire de savoir regarder l’infini en sa double acception. C’est un toujours qui n’a jamais de terme mais qui est toujours inachevé. Le regarder, mais pas seulement comme un mot, comme une réalité, notre Réel. Être dit l’infinitude de l’exister.

                     Quant il est question de temporalité l’infini s’écrit éternité. L’ontologie exige donc de renoncer à cet horizon installé dans nos esprits, interrompu simplement par de vagues désirs d’éternité et de timides croyances y faisant droit : nous serions des êtres finis, situés dans la finitude.

                     Il n’en n’est rien. Nous sommes dans l’infinitude et devons la penser.

                     Mais auparavant un effort de pensée est encore demandé, la renonciation à toute idée d’origine. De renoncer au doux refuge d’une explication qui ne viendra jamais alors qu’en en parlant se laisse entendre que quelque part notre pensée pourra s’arrêter, divin repos. De préférer à cela l’occultation d’une régression sans fin, car toute origine impliquera une origine. Être clôt cette  régression. Il n’y a pas de fin, il n’y a pas non plus de commencement.

La globalité de l’être

                  Bien que nu Être est l’habilleur du monde. Tout en ce dernier parle de lui, de ce « il » qui n’est pas un sujet : tout, son gigantisme et son soin du détail, l’insoupçonnable degré d’horreur auquel s’abandonnent nos libertés égarées comme le sublime de certains comportements, les résistances partout en œuvre, la résignation de majorités en errance et la puissance de libertés retrouvées dont il garantit le triomphe finale.

                    Et par le rayonnement projeté sur le  globe la singularisation des subjectivités à laquelle il apporte une universelle identité.

                    Nous ne sommes pas ici sur une autre comète. Nous redécouvrons dans le numéro de septembre de la revue Esprit qu’un jour le socialisme s’est imposé comme une évidence, mais qu’il s’agit du passé (p.31). Être nous convie à  faire à nouveau de cette évidence notre présent. Le socialisme est, c’est l’évidence, la seule forme de société qui puisse conduire l’humanité vers cet état d’infinitude  inscrit  dans le fait qu’elle EST. Jaurès déjà le pressentait (v. billet du 22 avril 2025).

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