La proposition de Paul Valéry : toutes les civilisations sont mortelles, a pu être reçue comme une leçon de relativité. Que la nôtre soit en fin de vie a un parfum d’absolu, elle est mondiale, aucune autre n’est là pour lui succéder. Elle a épuisé la terre. Seules des espèces vivantes primitives paraissent pouvoir peut-être y survivre.
Les développements antérieurs de ce blog tentent de penser certains faits où peuvent se discerner les fragilités qui ont pu miner cette civilisation qui pouvait espérer réaliser l’unité d’un monde pacifié, unifié dans lequel auraient été donnés à tous ses membres les moyens matériels et culturels de leur épanouissement singulier.
Le fait massif est que ce monde a manqué d’un cap. L’idée qui anime ce blog, est qu’un grand dynamisme, une dynamique, une puissance, lui imprime un sens, une signification et une direction. Sa nature, on le verra, exclut toute soumission. Loin de saisir ce cap, les hommes sont allés constamment en contre -sens.
Suscite aujourd’hui ces rappels l’ouvrage « Le sens de la terre », (Seuil, mars 2023), dans lequel Benoît Berthelier tente de restituer à l’idée de puissance chez Nietzsche, à laquelle est souvent associée une tendance nihiliste, son contenu positif métamorphosant ce nihilisme. Le génie de Nietzsche permet de donner au mot puissance cette force qui permet de conférer à la chose « puissance » ce caractère torrentiel dont les effets tout d’abord dévastateurs parviennent à se muer en vertu salvatrice.
Hommage soit rendu à B.Berthelier de s’atteler à cette tentative aujourd’hui rare de saisir à la racine le mal qui mine notre civilisation mondiale et que l’on pourrait nommer scepticisme, incapacité à se proposer une voie, peut-être prophétique, présentant des arguments suffisamment fiables pour susciter l’adhésion et la mobilisation d’un grand nombre. Ce blog a l’ambition d’apporter quelques éléments pour conforter une telle tentative.
B. Berthelier se propose d’élucider (p.9) cette proposition par laquelle il conclut son livre : « Il est peut-être encore temps de répondre à ce mystérieux appel de Zarathoustra : Que le surhumain soit le sens de la terre ». Sens est ici également un « sentir » de cette terre (p. 56 et s.). Tout son effort est de rendre acceptable la signification du surhumain. Je ne le suivrai pas s’il s’agit de considérer que le terme humain est « toujours grevé par la bassesse des choses et des instincts humains, trop humains » et qu’il ne peut être référé à des types « de l’espèce homme » qui en manifesteraient des potentialités exemplaires (p. 96). En ce sens l’humanisation des humains demeure une finalité louable de l’action. Un puissant dynamisme, une puissance libératrice, anime le cosmos, est selon moi la raison de son existence et ouvre une voie vraiment féconde permettant cette humanisation.
Avec l’existant pensant et conscient qu’est l’homme le processus de développement se métamorphose. La puissance libératrice, participante de « être » n’obéissait qu’au dynamisme qui l’habite, grandir et faire grandir, multiplier. Elle et reconnue comme une valeur, la liberté. L’exemple de la jeune syrienne en fin du dernier billet montre le caractère somptueux de celle-ci quand elle est pure. Mais elle est instrumentalisée. Elle succombera, comme peut le faire la puissance nietzschéenne, au prométhéisme, à un dionysiaque égotiste, « démembré » dirait B. Berthelier (p. 53), et à mille maladies de l’intelligence. Elle n’est pas parvenue jusqu’alors à assurer l’harmonie de la distinction et de l’identité, de la multiplicité et de l’unité, de la singularité et de l’universel. La qualifier de « force géologique » (p.14) est bien affirmer le rôle primordial qu’elle est appelée à jouer mais insuffisamment situer le lieu de son exercice : non point un lieu anonyme où se produirait une action « mystérieuse », mais la conscience de chaque individu invité ainsi à donner un sens à la terre comme lieu de notre habitat.
Mais l’homme n’a pas su penser ce dynamisme et s’est donné très peu de chance de le retrouver pragmatiquement.
La faillite de la pensée
L’incapacité de la philosophie première à distinguer les mots exister et être et à bien définir ce dernier alors que depuis Parménide au moins l’être est considéré comme principe de la réflexion philosophie prive les hommes du plus
important des repères pouvant orienter le sens de leur vie qui est de croître en être, en liberté.
Etre est en effet posséder cet attribut du divin de ne pas être précédé mais sans pour cela être un créateur de qui tout dépend, participer à cette puissance libératrice travaillant à la libération d’un potentiel infini, intemporel, sans commencement ni terme, s’inscrivant dans un toujours, potentiel que nous connaissons sous la forme d’un univers grandiose, d’un cosmos gigantesque, d’une nature dont le moindre détail éblouit par sa beauté. Et voici qu’est venu habiter cet univers un être pensant, conscient et responsable. Son effort a été de se penser lui-même, à ouvrir une discipline nommée ontique, étude de l’être, oubliant l’ontologie, étude de ce en quoi consistait d’être pour cet être.
Afin d’illustrer ce dernier propos je cite Libération des 22/23 octobre 2022 . il y est rendu compte de l’ouvrage de Etienne Klein : « Ce qui est sans être…. » : « Dès lors que le vide quantique contient en puissance toute la matière existante, qu’il est rempli de particules virtuelles susceptibles de devenir réelles pour peu qu’elles se procurent de l’énergie, peut-on imaginer qu’il ait spontanément engendré l’Univers ? ». Ce vide si plein présente quelque analogie avec ce que j’ai nommé un potentiel. Une génération spontanée, quelque chose venant de rien alors que le vide lui-même est peuplé paraît bien une idée saugrenue. Et d’où viendrait cette énergie sinon du cœur du potentiel lui-même. Mais il faut bien comprendre que le physicien ne peut qu’errer face à l’incapacité de la philosophie de dire au monde ce qu’est être.
Nietzsche en ce que Pierre Boudot nomme son ontologie (L’ontologie de Nietzsche (PUF, 1971) fait un grand pas pour s’extraire de l’ontique. La proposition « un existant est là parce qu’il Est » est préférée à celle « un existant est parce qu’il est là ». A vrai dire la seconde formulation elle-même n’est pas ontologiquement critiquable. Etre là c’est exister, et exister c’est être. La première formulation serait un hommage étincelant à l’ontologie par l’élévation que la majuscule attribue à « être » mais paraît accorder une antécédence de l’être sur l’exister que l’intemporalité du fait d’être et d’exister récuse. Aussi bien Nietzsche se situe à ce moment hors de toute temporalité, hors de toute question de causalité, hors donc de toute création impliquant une causalité et « traduit ontologiquement l’ancienne question théologique » (P. Boudot, p.16/17). Cet être qui ne peut être dit que d’un existant ainsi que de la liberté qui lui est consubstantielle, ne peuvent pas être précédés car il n’y pas d’avant. En leur cœur, et non pas en marge, il peut y avoir de la durée. L’indétermination temporelle en est la condition.
Nietzsche reste cependant empêtré dans des questions de création et demeure dans l’ambigüité, ce dont nos deux auteurs font état : sagesse humaniste ou excès dionysiaques, démonisme ou diabolisme qui implique une certaine opposition à un divin qui apparaît comme une réalité objective et non seulement comme une abdication de sa liberté par l’homme. Dans cette hypothèse c’est par réaction à d’autres puissances que l’homme devient un surhomme. Dans l’hypothèse que je propose, c’est par l’exercice de sa propre liberté qu’il s’humanise pleinement.
Le contre-sens de la pratique
C’est à une litanie inachevable qu’il faudrait se livrer. Le chemin est long, et le peut-être qui tempère chez B. Berthellier le « il est encore temps » montre qu’il n’est pas de seconde à perdre. Il y faut une toute autre appréhension de la manière dont les hommes conçoivent et envisagent le bonheur d’habiter le terre.
Cette liberté qui est au cœur du dynamisme a été trahie, instrumentalisée à contre-sens de l’universalité qui en est l’âme. Pour reprendre les termes de Suzan Wolf dont l’ouvrage « Le sens de la vie » est analysé dans le dernier billet de ce blog, « l’attraction subjective » a tout supplanté. Il est si facile de suivre ce tropisme quasi physique qui attire vers soi- même. Il est plus difficile de répondre à l’attrait, empruntant à l’esprit, que peut exercer le monde extérieur, l’autre que soi-même. S. Wolf le nomme, un peu savamment mais très justement « attractivité objective ». Il faut penser les autres comme d’autres soi-même, ou, comme l’énonce le beau titre de Paul Ricoeur, « soi-même comme autre ». S.Wolf en conclut très joliment que le sens n’est là que dans la rencontre de l’attraction et de l’attrait, je dirais du corps et de l’esprit.
Cette rencontre a probablement été rare dans l’acte même de penser, ce qui explique alors la sclérose du penseur : le rapport avec ses idées a été en partie éclipsé par le rapport avec soi-même.
L’acte de penser implique au surplus la recherche du vrai, la sincérité. Sinon la pensée se détruit elle-même et le robot peut supplanter l’homme.
Les valeurs perdent tout poids quand les actes de ceux qui les proclament les trahissent. Elles ne sont plus crédibles, ni écoutées par ceux qui ont souffert de leur trahison.
La lumière luit dans les ténèbres mais ceux –ci sont si opaques qu’ils ne la reçoivent pas nous dit le prologue de l’évangile de Jean. L’aptitude des hommes à vivre dans l’insincérité envers eux-mêmes et envers l’autre est confondante. Le seul exemple de la propriété élevée au rang de droit fondamental et universel de l’homme suffit à s’en convaincre. Des analyses juridiques un peu ardues ont. dans ce blog, démontré que la propriété n’était pas un droit mais un effet de domination. L’évidence qu’une institution qui permet une accumulation démesurée des richesses au profit de quelques uns par l’appauvrissement des autres est l’exact contraire de l’universel. Elle est liberticide. Les institutions justes qui, aux yeux de Paul Ricoeur sont la condition d’un accès de l’individu à la vie bonne font cruellement défaut.
Il n’est pas alors étonnant que la confiance qui devait être le ciment d’un lien social fécond, lui-même richesse d’une civilisation, soit perdue.
Penser juste, parler vrai, construire un lien d’amitié, paraissent constituer les éléments nécessaires mais semble-t-il difficiles à acquérir et cependant si naturels pour garantir le devenir durable d’un monde qu’à partir de Nietzsche P. Boudot voit pouvant être « réalisé, désaliéné … et dans lequel l’homme sera le témoin de l’homme », non plus un compagnon de peine » (p.17),
Etre le témoin de l’homme, l’expression est belle et profonde, sans doute parce qu’elle dit le long chemin à parcourir dans l’approche, jamais achevée, de sa pleine humanité par le genre pluriel qu’est l’humain. Témoin de ce que elles et ils adviennent non par soumission à une inscription écrite dans une essence, mais par l’imprévisible indécision de ce qui se décidera de la rencontre en eux de l’attraction et de l’attrait.
La question sur la définition de ce que peut être l’homme s’inscrit dans un contexte que Nietzsche met au débit du christianisme qui a conduit cet homme à situer « sa demeure au ciel » ( p. 144). Le message de Nietzsche, et je le partage entièrement sur ce point, est que la terre est le seul lieu où l’homme peut vivre, agir et grandir. La terre, c’est-à-dire tout lieu du cosmos qui ne serait pas un ciel, un échappatoire. Mais n’être pas un ciel se traduit chez Nietzsche par des prescriptions souvent négatives laissant mal définir le positif. Feuerbach est récusé (p. 160). Il l’a déjà été par Marx qui lui a reproché son matérialisme plat, il ne décolle pas, comme l’est Hegel, qui vole beaucoup trop haut (Première thèse sur Feuerbach), comme le serait sans doute également Nietzsche comme ballon trop gonflé qui éclaterait en vol. Mais il a volé, il a notamment ouvert des voies au soutien de la biodiversité (p 194 et s.) Le surhomme a été en cela, comme il doit l’être sans pour autant régner, l’auteur d’une « donation de sens à la terre » (p.157,159). Marx dirait « transformer » cette terre. Par une anticipation que l’on peut considérer géniale, il renvoie à la subjectivité de l’homme, à sa praxis. Elle est bien le lieu où doit s’exercer sa liberté, mais il ne dit pas comment « émanciper » cette liberté, la conduire à l’âge adulte (V. Pierre Maccherey, Marx 1845 ).
Ne pas concéder à l’anthropocentrisme. Telle est la recommandation que B. Berhelier déduit de sa lecture de Nietzsche et nous transmet (chapitre IV). Au cours du chapitre III l’auteur avait déjà écrit un programme :
« C’est en retrouvant le « chaos » des possibilités vitales qui traversent la nature (déshumanisation » et en découvrant que l’homme n’a pas d’essence figée mais qu’il est un fragment de ce chaos (naturalisation), que l’horizon …..devient pensable… ».
Etre pour l’homme signifie dans la conception exposée dans ce blog ne pas certes avoir une essence, être bien un élément issu de possibilités beaucoup plus complexes que seulement vitales et dans lesquelles une puissance libératrice occupe une place fondamentale et peine incontestablement à diversifier sans limites et à individuer, singulariser à l’extrême tout en préservant l’individuation du dévoiement qui lui serait fatal si ne se constituait pas un collectif robuste (v. sur Simondon, billet du 10/08/2021). Il ne peut y avoir déshumanisation alors que le processus d’humanisation n’a pas encore abouti. Naissent de ce processus non pas des dominants mais des amis. Leur amitié enchante la terre.
Le fruit d’où s’élance le germe n’est pas chaos mais promesse.