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Billet de blog 28 juin 2025

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

       Tout au long de la lecture de R. Barbaras qui a nourri mes derniers textes tenir l’homme à la fois comme « chose et liberté » a constitué l’objectif. Seul le recours à une démarche transcendantale m’est apparu permettre d’associer corps et liberté de manière à éviter leur dissociation. Une dissociation qui, écrit Claude Romano «creuse  sous nos pas une falaise écologique vers laquelle nous nous précipitons  à grande vitesse » (  L’appartenance au monde, Seuil 2025, p. 9). Tel a été mon propre constat.

       Cette dissociation est due notamment à la prétention de la science de donner une image objective du monde, renvoyant toute autre image à la pure subjectivité. C. Romano démonte cette prétention en distinguant deux sortes d’objectivité. Certes l’objectivité de la science est absolue, mais ce n’est qu’en sa forme. Elle dépasse « toute relativité à l’égard d’un observateur quelconque par le biais d’une formalisation mathématique ». Ne peut être contestée que sa prétention à dire le tout sur le tout. Ce que fait l’objectivité que nous pensons vivre quotidiennement, laquelle, bien qu’en sa forme simplement relative car si « elle ne renvoie à l’indépendance de la vérité qu’à l’égard de nos opinions », cette indépendance est effective, C. Romano en fait une démonstration  rigoureuse et convaincante (p. 63/76).

        La prétention physicaliste est confortée par le renoncement de la philosophie occidentale, laquelle selon cet auteur « pendant plus de vingt-cinq siècles, n’a eu de cesse de nous inviter à transcender le monde et à nous dissocier de notre corps » (p. 9). Il est vrai que le transcendantalisme de Husserl qualifié justement d’idéaliste par C. Romano s’apparente à une transcendance et que l’emploi du verbe transcender dans cette proposition n’est pas déplacé. Mais il peut sembler que ce point de départ a pu conduire l’auteur à rejeter tout transcendantalisme et à prolonger le déni de l’ontologie qui, selon moi, participe à la dissociation du corps et de l’esprit.

        L’ontologie n’a pas pour objet la réalité, qui est du ressort de l’ontique, mais la condition de possibilité de cette réalité, qui ne peut être atteinte que par l’extrapolation. Cette condition n’est pas à rejeter dans l’inconnaissable en général, mais dans ce seul inconnaissable de ce qui se refuse à une science qui n’a aucune légitimité à revendiquer le monopole que lui  a attribué la révolution galiléenne. Est écartée l’épistémologie idéaliste en sa prétention de fonder la connaissance du monde sur son immanence à notre esprit. L’extrapolation est le mode opératoire du transcendantalisme.

        A l’ontique de rendre compte de l’être, à l’ontologie de dire ce qu’est être. C.Romano ne dit rien de cette distinction. Le comble est que lorsqu’il est devant une situation de type ontologique, il la qualifie comme relevant d’un « domaine ontique particulier, celui des choses qui possèdent en elles-mêmes le principe de leur mouvement et de leur repos, qui croissent et s’épanouissent par elles-mêmes » (p. 39). Est ici défini ce qu’est être. La réalité que décrit l’ontique tient son mouvement de celui qui anime ce domaine particulier, n’est que par l’élan que lui imprime ce « par soi même »  en étant pour ainsi dire greffée sur ce domaine C’est en ne coupant pas notre physique naturaliste de la physis d’Aristote, en informant ce qui n’a pas mouvement par soi-même, en le connectant sur ce qui le possède, que la réalité retrouve (l’) être.

        Il s’ensuit que l’auteur réduit l’ontologique à un argument réfutant l’idéalisme quand il écrit : « objectif peut signifier qui peut être connu de manière universelle et nécessaire ; mais une telle objectivité n’entraîne pas nécessairement une objectivité de ce qui est ainsi connu au sens ontologique du terme, c'est-à-dire au sens d’indépendance existentielle à l’égard du sujet connaissant » (p.78 note 1). Il fonde alors ce qui a été qualifié d’objectivité en la forme, l’indépendance de ce qui existe, et non pas le fait que cette existant EST et puise son mouvement dans le fait d’ÊTRE.

         Par la démarche transcendantale la liberté va venir informer la chose,  le corps de l’homme, faire plus qu’alliance avec celui-ci, se constater, se constituer alliage. Le corps n’est plus seulement « la partie matérielle d’un vivant qui en comprend une seconde, spirituelle », il est « un vivant dans sa présence indivisible » (18), lieu « d’une subjectivité incarnée » (19). Il y a bien « réhabilitation ontologique du sensible », non pas au sens que lui prête l’auteur, le corps n’a pas de fonction ontologique, c’est la démarche ontologique, transcendantale donc, qui a révélé que le sensible s’affirmait comme appartenant à la sphère irriguée par le foyer qui fait que l’existant en son extension infinie peut se dire être. Il est alors permis de dire, avec Charles Sanders Pierce : « Ne feignons pas de douter, en philosophie, de ce dont nous ne doutons pas dans nos cœurs » (exergue p. 7).

          Le corps est alors pensable en terme d’être et non d’avoir. S’il est amputé d’un membre, c’est un vivant en soi-même qui est atteint et ne subit pas seulement la perte d’un élément (p. 20/22).

          « Je suis mon corps ». La formule, peut-être excessive, est plus vraie que de dire mon corps est mien.  Elle suppose qu’une condition est remplie : que je sois relié à l’être-liberté, au foyer qui me fait être. C’est ce foyer qui est transcendantal  et non l’ego (p. 25). Être relié est penser ce foyer, au sens très fort que » H. Arendt prête à la pensée : de ne plus permettre la banalité du mal. Ce foyer, qui n’occupe « aucun lieu défini dans l’espace objectif » (26) a bien un lieu dans un espace qui se découvre par une démarche transcendantale mais est un espace effectif.

          Cette démarche ne vient pas comme le Dieu de Descartes combler un vide lors d’une déduction. Elle trouve place dans un raisonnement spéculatif certes mais dont le point de départ, le foyer, joue une fonction de prémices et non de prémisse. Il a pu lui être attribué un lieu. Il peut également constituer ce « troisiè me corps énigmatique » (31) susceptible de vaincre la résistance qu’oppose l’hétérogénéité des ontologies que proposez Husserl à la « réversibilité du touchant-touché », ce phénomène que Merlau- Ponty a décrit, écrivant « quand ma main droite touche ma main gauche celle-ci sent ma main droite » (19). L’unité du lieu par lequel Pierre et Paul se découvrent « être » relativise suffisamment l’altérité entre eux pour témoigner d’une unité ontologique.

          Et face à la multitude des corps d’hommes aucun solipsisme (p. 35) n’est possible. Nous sommes nos corps.

         Avec le chapitre 1 s’ouvre le spectacle d’une nature dont l’esprit a été expulsé. En réclamant sa réintégration dans la nature il ne peut s’agir que d’un esprit qui appartient à celle-ci et qui, s’il demande à la pensée un effort transcendantal ne tend pas à rétablir au niveau de ce dernier un dualisme refusé  dans le monde des corps. L’effort demandé est simplement que la pensée se ressaisisse du dynamisme qui fait que ces corps, ces roseaux qui pensent, existent et que cela tient en toute vraisemblance à la présence d’un alliage  complexe, esprit et matière notamment, de constituer cette  puissance qui permet à cette existence d’être et lui imprime un sens que la pensée doit rappeler à des subjectivités libres et donc sujets au dévoiement. Nature, rappelle C.Romano, vient de « nascor, naître, croître »  (p.39), et être est bien naître et croître. L’esprit n’est pas davantage que l’être une substance, le terme désigne ce qui sans lui ne serait pas, comme l’impossibilité pour ce qui est de ne plus être.

          Le chemin qui mène à la vérité et qui est revendiqué via Wittgenstein en exergue à ce chapitre est celui de la voie transcendantale quand il s’agit de « persuader » un esprit qui ne parvient pas à la « constater » spontanément. Les humains qui en ont cette intelligence spontanée  sont trop discrets et n’ont pas trouvé le lieu pour s’unir.

           Est donc affirmée « l’indépendance existentielle du monde par rapport à notre conscience » (p. 50). La solidité renvoie nécessairement à un toucher (compar. p. 52). L’idée d’une « irréductibilité » d’un noumène à un ordre phénoménal est vide de sens dès lors que le phénomène ne désigne pas un fantôme et que le terme noumène ne désigne  pas un inconnaissable absolu mais constitue le simple aveu de devoir en penser le sens.

           L’objectivité qu’apporte la démarche  transcendantale en sa forme spéculative, tend vers l’absolu, ne lui sera toujours qu’asymptotique, suppose un saut, une adhésion, une sorte d’intelligence du cœur telle celle que j’ai récemment reconnue chez Jaurès (billet du 22 avril 2025) et dont vient de nous parler Pierce. Ce saut est très loin  d’un abandon  mais éloigne du culte de l’absurde auquel  voue le refus de l’emprunter comme le rappelle P.H. Travoillot (billet du 16 juin 2025). Il nous met en présence de notre toujours, naissance perpétuelle, là où non précédé, mais appartenant à son futur non disjonctif, nous nous découvrons face à des prémices promesse de splendides moissons dont nous retardons la saison.

          Cette objectivité puise dans le toujours d’un foyer, dans l’étendue sans fin de son irradiation et dans l’alliage de l’esprit et du corps qui le constitue l’ancrage garantissant la solidité du sol sur lequel nous pouvons édifier : décider et agir, contempler et créer, grandir et accomplir. L’esprit sous la forme d’une propriété du mental que F. Loth (Le corps et l’esprit) estime pertinente, car causale, intervient dans la décision,  contredisant par là le monopole que revendique le physicalisme. Le même mental, en une activité prédicative intense, chante la beauté de notre monde et la prolonge par une créativité esthétique sans cesse renouvelée. D’être fonde une éthique nous appelant à la croissance, à la diversité et noue invitant à la sérénité.

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