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Billet de blog 31 mai 2024

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Expulsion des personnes exilées : ségrégation dans l’accès à la justice ?

Sur les 1746 expulsions de lieux de vie informels documentées par HRO dans le Calaisis et le Dunkerquois, aucune n’a été précédée d’un diagnostic social, aucune n’a été suivie de mesures d’accompagnement individualisées, ni en termes de logement, ni en termes d’accueil, et seulement 4 ont été précédées d’une audience où les personnes exilées ont pu présenter leur défense devant un juge [1].

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Selon la loi [2], étant donné les atteintes importantes aux droits fondamentaux qui résultent immanquablement du fait de se faire expulser de son lieu de vie, seule une décision de justice peut ordonner l’expulsion d’un lieu habité. La pratique montre que, quand les habitants des lieux sont des personnes exilées racialisées [3] et sans papiers, les diverses autorités impliquées dans les expulsions considèrent qu’il n’est pas nécessaire de respecter les obligations légales.

 Ainsi, l’écrasante majorité des expulsions recensées par HRO en 2022 avaient été menées sous couvert d’une supposée enquête pénale de flagrance (96%), donc sans décision de justice. Les rares décisions de justice prises en amont des expulsions relèvent d’une mise en scène conduisant au détournement des procédures légales et à la violation du droit fondamental à un procès équitable et des droits de la défense.

En 2022, les 60 expulsions de lieux de vie informels menées à Dunkerque et une dizaine d'expulsions menées à Calais étaient basées sur des ordonnances sur requête perpétuellement renouvelées. L’utilisation à outrance de cette procédure sur requête et le non-respect systématique des obligations légales qui entourent les expulsions révèlent un profond racisme d’État.

A - La normalisation d’une procédure arbitraire et expéditive pour les personnes exilées

 L’ordonnance sur requête est une procédure civile ne permettant pas d’assurer le respect des droits de la défense qui ne devrait être utilisée que de façon exceptionnelle quand les occupants ne sont identifiables par aucun moyen, faisant obstacle à leur assignation au tribunal. Au contraire, à la frontière franco-britannique, les autorités ont normalisé l’utilisation de cette procédure pour décider des expulsions de lieux de vie informels et les huissiers sont les principaux acteurs de l’exclusion des personnes exilées de l’accès à la justice.

Le droit à un procès équitable, reconnu par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, est un pilier fondamental dans une société démocratique pour éviter une justice arbitraire. Ce droit implique que les personnes exilées survivant sur les campements devraient être informées de l’ouverture d’une procédure d’expulsion à leur encontre dans une langue qu’elles comprennent et ce, dans un délai raisonnable leur permettant de préparer leur défense avec l’assistance d’un avocat en vue d’être entendues par un juge indépendant et impartial. Enfin, un délai raisonnable devrait aussi être respecté pour que les personnes aient la possibilité de former un recours avant l’exécution de toute décision d’expulsion.

Les huissiers mandatés par les propriétaires des terrains occupés ont l'obligation, découlant de l’article 14 du Code de procédure civile [4], de tout mettre en œuvre pour identifier les habitants et leur permettre d’être appelés et entendus avant d’être jugés.

En pratique, dans le cadre des expulsions documentées par HRO, les huissiers ne respectent aucune de leurs obligations légales. Quand ils se rendent sur les lieux pour établir le constat de l’occupation, ils ne viennent pas accompagnés d'interprètes parlant les langues comprises par les habitants mais par des policiers, ayant un effet (volontairement ?) dissuasif sur la volonté des personnes exilées à donner leur identité ; aucun effort n’est fait pour expliquer la procédure d’expulsion ouverte par le propriétaire du terrain et leurs droits de se défendre devant un juge en étant assignés au tribunal. Ainsi, sur la base d’un unique passage infructueux sur place, les huissiers les considèrent abusivement comme des “personnes non dénommées et non identifiables” justifiant l’utilisation de l’ordonnance sur requête sans contradictoire sous le prétexte fallacieux de l'impossibilité de recueillir leur identité.

Cette pratique relève d’une volonté évidente de faire obstacle à l’accès à la justice pour les personnes exilées. Ce sont toujours les mêmes huissiers qui sont mandatés par les mêmes propriétaires, ils ne peuvent prétendre découvrir que les occupants des terrains ne parlent pas français. De plus, la différence de langues ne peut décemment être considérée comme un obstacle insurmontable à l’identification des personnes : il suffit d’interprètes dont le coût additionnel ne peut être jugé rédhibitoire comparé au coût déjà faramineux de ces expulsions.

Parce que ces mesures, pourtant simples et évidentes, ne sont pas mises en œuvre par les huissiers et les propriétaires qui les mandatent, toutes les expulsions à Dunkerque et une dizaine à Calais sont décidées dans un délai très court, à travers des ordonnances sur requête, par un juge unique et sans débat contradictoire sur la seule base de la demande d’expulsion du propriétaire.

L’utilisation de cette procédure d’expulsion arbitraire et expéditive - devenue la norme à la frontière francobritannique - entraîne des conséquences très concrètes pour les personnes exilées concernées. Elles ne sont jamais informées de la procédure en cours à l’encontre du campement où elles sont installées jusqu’au jour où elles voient débarquer au petit matin des centaines d’agents des forces de l’ordre lourdement armés accompagnés à nouveau d’un huissier et du sous-préfet du département, qui viennent les réveiller et détruire tous leurs effets personnels.

B - Le non-respect systématique des obligations légales pendant les expulsions

Concernant les biens des personnes exilées installées sur ces lieux de vie informels, la loi est très claire : puisque les personnes exilées n’ont pas été prévenues de l’expulsion elles n’ont pas pu préparer leurs affaires, l’huissier doit ainsi dresser un inventaire de tous les biens qui ne peuvent pas être récupérés par leurs propriétaires au moment de l’expulsion, il doit garantir leur dépôt dans un espace de récupération et en informer les personnes concernées.

Dans les faits, l’huissier présent sur place, pourtant chargé de faire respecter les procédures légales pendant tout le déroulement de l’expulsion, se déleste à nouveau de ses obligations. D’une part, en violation des règles entourant les expulsions, du Code pénal et des principes de dignité et d’humanité, les biens des personnes exilées sont systématiquement et entièrement détruits par des sociétés privées de nettoyage spécialement mandatées par la préfecture du Pas-de-Calais ou par la communauté urbaine de Dunkerque.

D’autre part, toujours selon la loi, à la fin de l’expulsion le procès-verbal doit être remis ou signifié par l’huissier à chaque personne expulsée (voir l’article R 432-2 du Code des procédures civiles d’exécution). Cela semble être un détail mais c’est ce document qui permet aux personnes de contester le déroulement de l’expulsion devant un tribunal.

Pourtant, en pratique, l’huissier ne s’acquitte jamais de cette obligation légale, rendant (volontairement ?) tout recours devant le juge de l'exécution virtuellement impossible pour les personnes exilées expulsées. En effet, ne pouvant présenter le procès-verbal d'expulsion au tribunal, la preuve de leur présence sur les lieux au moment de l'expulsion est rendue excessivement compliquée, entravant très concrètement leur accès à la justice.

Le Tribunal judiciaire de Dunkerque a ainsi rejeté, pour défaut d'intérêt à agir, la requête de six personnes exilées en juillet 2022 qui contestaient les conditions de déroulement de deux expulsions des 13 et 26 octobre 2021.

Ce que dit la loi :

Toute saisie ou confiscation en dehors du cadre légal est assimilable à du vol et est sanctionnée par les articles 311-1 et suivants du Code pénal.

Article 322-1 du Code pénal :

La destruction, la dégradation ou la détérioration d'un bien appartenant à autrui est punie de deux ans d'emprisonnement et de 30 000 euros d'amende, sauf s'il n'en est résulté qu'un dommage léger.

Article R 433-1 du Code des procédures civiles d’exécution :

«Si des biens ont été laissés sur place ou déposés par l'huissier de justice en un lieu approprié, le procès-verbal d'expulsion contient à peine de nullité :

1° Inventaire de ces biens ... ;

2° Mention du lieu et des conditions d'accès au local où ils ont été déposés ;

3° Sommation à la personne expulsée, en caractères très apparents, d'avoir à les retirer dans le délai de deux mois non renouvelables à compter de la remise ou de la signification de l'acte».

Contestation devant la justice de deux expulsions à GrandeSynthe, soutenue par Human Rights Observers :

Suite à la destruction totale de deux lieux de vie informels à Grande-Synthe les 13 et 26 octobre 2021, six personnes exilées avaient saisi début, décembre 2021, le tribunal judiciaire de Dunkerque avec l’assistance de Maître Jérôme Giusti et le soutien de Human Rights Observers (projet soutenu par l’Auberge des Migrants) et d’Utopia 56, dans le but de contester la légalité de ces opérations d’expulsion et de faire condamner en conséquence la commune de Grande-Synthe.

Lors de ces expulsions ordonnées par la mairie de Grande-Synthe, propriétaire des terrains en question, les forces de l’ordre ont éloigné les personnes de leurs biens afin de permettre aux équipes de nettoyage de la société Ramery, mandatée par les autorités publiques, de les détruire et de les jeter dans des bennes (tentes, matelas, couvertures, sacs à dos, documents d’identité, téléphones portables, médicaments, ...) sous les yeux de l’huissier et de Hervé Tourmente, alors sous-préfet de Dunkerque.

L’audience a eu lieu le 10 mai 2022. Et la décision qui a été rendue le 12 juillet illustre le dysfonctionnement de la justice. Malgré les efforts des personnes exilées ayant saisi la justice et malgré les preuves indéniables apportées par les associations témoins de ces expulsions, le juge a décidé que les requérants n’étaient pas recevables à agir en justice pour défaut de preuve de leur présence sur les lieux de vie informels au moment des expulsions. Pourtant les attestations de témoin apportant cette preuve sans équivoque ont été citées par le juge lui-même dans sa décision.

Ainsi, les témoignages des membres d'associations ont été vidés de leur force probante par le tribunal. Il a été considéré que les preuves fournies étaient insuffisantes pour prouver le lieu d'habitation des requérants et leur présence pendant l'expulsion. Par ce procédé, les questions de fonds soulevées concernant la destruction des biens, l'absence d'inventaires et l'absence de remise du procès-verbal d'expulsion ont été évacuées sans aucun examen quant à la légalité de ces pratiques.

Ce procédé est particulièrement cynique : c’est précisément parce que l’huissier n’a pas respecté la loi en ne remettant pas le procès-verbal aux personnes expulsées qu’elles n’ont pas pu exercer leurs droits et avoir accès à la justice.

Au fond, à aucun moment du processus d’expulsion, les personnes exilées ne sont considérées comme des sujets de droit à part entière par les divers acteurs entourant ces expulsions : les propriétaires des terrains (mairie de Grande-Synthe, communauté urbaine de Dunkerque, mairie de Calais, etc), les huissiers, les préfets, les juges. D’abord on ne leur laisse pas la possibilité de se défendre devant un juge avant de décider de l’expulsion. Ensuite, en ne respectant pas leur obligation de remise du procès-verbal d’expulsion, les huissiers leur retirent le droit d'agir en justice, donnant donc, de façon très commode, carte blanche pour détruire tous les biens et créant aussi un sentiment d’impunité pour les forces de l’ordre qui brutalisent les personnes exilées.

Le respect du droit n’est pas facultatif et il doit s’appliquer de manière égale à toutes personnes sans aucune discrimination. Si cela est “matériellement impossible” - comme avait tenté de le justifier l’avocate de la mairie de Grande-Synthe dans sa défense - c’est qu’il est grand temps de remettre en question cette politique publique profondément raciste de lutte contre les points de fixation.

Outre le fait que ces expulsions constituent des traitements inhumains et dégradants, elles renforcent aussi la précarité des personnes survivant dans ces campements et donc leur vulnérabilité aux différents phénomènes d’emprise, en particulier à travers la destruction de leurs biens et en l’absence de solutions adaptées et individualisées de logement postérieure à l’expulsion. Les expulsions décrites ci-dessus s’accompagnent en effet d’opérations préfectorales de mise à l’abri forcée.

Un choix fictif et obscène est alors laissé aux personnes exilées par les autorités : monter dans des bus pour des centres d’hébergement temporaire dont elles ne connaissent pas la localisation ni les conditions d’accueil - souvent très éloignés de la frontière franco-britannique, ou monter dans le fourgon de la Police aux frontières avec le risque élevé d’être enfermé en CRA pour plusieurs mois avant d’être déportées hors du territoire français.

Human Rights Observers milite pour l’application de l’instruction du 25 janvier 2018 relative à la résorption des bidonvilles à tous les campements et leurs occupants sans discrimination de nationalité, d’origines ou de couleur de peau, afin de mettre en place une politique publique sociale courageuse visant à réduire réellement l’habitat indigne dans le respect de la dignité humaine. Cette instruction prévoit la réalisation d’un diagnostic social à travers des entretiens auprès des personnes concernées permettant la recherche de solutions d’accompagnement globales (logement, santé, scolarisation, emploi, etc) et individualisées selon la situation et les projets propres à chaque personne.

Des boîtes à lettres contre les expulsions, stratégie coordonnée par Human Rights Observers :

Fin mars 2022, les associations solidaires à Calais avec l‘aide des personnes exilées présentes ont installé des boîtes à lettres à l’entrée de huit lieux de vie informels, dans le but de les protéger contre ces expulsions violentes et pour obliger les autorités à mettre en place une politique d’accueil digne.

Ces boîtes aux lettres, sur lesquelles les noms des habitant.es des lieux de vie sont écrits, redonnent leur identité aux personnes exilées. L’affichage des textes de loi au-dessus des boîtes rappelle que les procédures d’expulsions menées par les autorités sont illégales et arbitraires et interpellent la police et les huissiers concernant les règles de droit qu’ils doivent respecter.

Des courriers ont également été envoyés au président du Tribunal judiciaire de Boulogne-sur-Mer, à la maire de Calais ainsi qu’aux chambres des huissiers par lesquels les personnes habitant ces lieux de vie ont fait connaitre leur volonté de se défendre en cas de requête en expulsion par les propriétaires des terrains.

En effet, quand les personnes s'installent sur ces terrains, ceux-ci deviennent leur domicile, et un domicile est protégé par la loi. Toute mesure d’expulsion doit donc faire l’objet d’une procédure juste et équitable devant un tribunal : les habitant.es du terrain doivent être convoqué.es au tribunal et pouvoir se défendre avec l’assistance d’un avocat.

Dès le 6 avril 2022, trois boîtes aux lettres ont déjà été détruites, probablement par les propriétaires ou les services de la mairie. La destruction des boîtes et des panneaux quelques jours après leur installation témoigne d’une volonté glaçante d’effacer l’identité des personnes exilées et de les priver encore de leurs droits fondamentaux.

Si ces boîtes à lettres n’ont pas empêché les autorités de mener des expulsions de grande ampleur basées sur des ordonnances sur requête contre quatre des lieux de vie disposant de boîtes à lettres les 6 et 15 mai, il semble qu’elles aient réussi à les faire réfléchir sur leurs actes et décisions. En effet, plus aucune expulsion de ce type n’a eu lieu à Calais jusqu’au 2 décembre 2022.

[1] Tribunal administratif de Lille, juin 2022, pour les ponts du centre-ville de Calais

[2] Voir l’article L411-1 du Code des procédures civiles d’exécution

[3] “La notion de racialisation est utilisée par les chercheurs et chercheuses en sciences sociales pour mettre en lumière les logiques de production des hiérarchies raciales dans telle ou telle société donnée. Elle permet donc de rendre compte de la production de groupes soumis à l’assignation raciale, tout en examinant aussi les mécanismes qui amènent un groupe à tirer profit des logiques de racialisation.” MAZOUZ Sarah, « Race », dans : , Race. sous la direction de MAZOUZ Sarah. Paris, Anamosa, « Le mot est faible », 2020, p. 48.

[4] Article 14 du Code de procédure civile : “Nulle partie ne peut être jugée sans avoir été entendue ou appelée”

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