Parmi les bonheurs offerts par Mediapart, il y a la chance de pouvoir y découvrir régulièrement des
exposés clairs sur des questions délicates. Je ne résiste donc pas au désir de soulever un problème
qui me turlupine depuis pas mal de temps, en espérant que des membres un peu plus initiés
veuillent bien se donner la peine d'apporter un éclairage et (pour avoir moins honte d'intervenir avec
mes questions pour les nuls) que cet éclairage puisse être un peu utile à d'autres que moi. Je lance
donc candidement la question comme une bouteille à la mer:
Lorsque les dirigeants de pays comme la France ou l'Allemagne appellent au relèvement de l'âge de
la retraite, ils indiquent en général que ce processus est inévitable en raison de l'allongement de la
durée de vie et de la dégradation du rapport entre le nombre des actifs et celui des non actifs.
L'argument n'apparaît pas a priori déraisonnable mais on peut se demander pourquoi l'entretien del'allongement de la durée de vie n'est pas compensé par les processus permettant qu'un même
nombre d'actifs produise beaucoup plus de biens et services qu'hier. Autant que je sache, pendant
que la durée de vie s'allonge:
– la population active de pays comme la France ou l'Allemagne se renouvelle: elle devient nonseulement en meilleure santé mais aussi et surtout plus instruite, plus qualifiée,
tendanciellement plus ouverte aux savoirs et savoir-faire internationaux;
– les technologies se modernisent de façon de plus en plus rapide, accélérant la production etla transmission d'informations, offrant des possibilités inouïes d'accroissement de la
productivité dans de nombreux domaines;
– d'immenses réserves de main d'oeuvre rurale des pays du Tiers-Monde sont transférées dansle champ de la production industrielle mondiale et permettent l'approvisionnement en divers
biens à meilleur marché des consommateurs de France, d' Allemagne etc. (que ce transfert
s'opère souvent brutalement dans les pays producteurs, qu'il soit parfois associé à des
dommages écologiques, qu'il entraîne en Europe des difficultés dans les secteurs les plus
traditionnels de l'économie et donc des augmentations locales et temporaires du chômage,
tout cela ne fait guère de doute; mais, aussi graves soient-elles, il s'agit me semble-t-il de
questions d'un autre ordre que celle initialement posée).
Lorsque je cherche à comprendre pourquoi ces transformations permettant des augmentations
considérables de productivité ne suffisent pas à compenser l'allongement de la durée de vie, les
hypothèses qui me viennent (naïvement) à l'esprit sont celles-ci:
1) une part croissante de la richesse produite est accaparée par une étroite minorité de rapaces,
qu'il s'agisse de banksters à la Madoff ou de propriétaires et managers utilisant jusqu'à leur
extrême limite les possibilités d'exploitation qui leur sont légalement accessibles;
2) une part croissante de la richesse produite est à certains égards un gaspillage: elle se traduit
moins en amélioration effective des conditions de vie qu'en invasion du marché par des
objets peu ou pas utiles, la multiplication de gadgets ultra-sophistiqués, l'accélération de
remplacements fondés non sur l'usure mais sur des jeux de mode, etc.;
3) une part croissante de la richesse produite est détruite par le désordre du marché, la
multiplication des crises d'offres ou de demandes, le fait que les explosions de « bulles »
dans un secteur donné deviennent plus fréquentes et/ou plus « pandémiques »;
4) une part croissante de la richesse produite permet une amélioration effective des conditions
de vie (en qualité des services de logement, de transport, etc., en respect des normes
d'hygiène et de santé ainsi que des impératifs écologiques, en offre de nouveaux produits
culturels ou en extension de l'offre à des sous-populations qui n'y avaient auparavant pas
accès); mais l'amélioration du niveau de vie des classes d'âge existantes entre en
concurrence avec l'entretien d'un niveau de vie convenable d'une nouvelle classe d'âge, d'un
« quatrième âge», apparu avec l'allongement de la durée de vie et regroupant une part
croissante de la population.
Ces quatre explications ou certaines d'entre elles rendent-elles compte de façon décisive,
marginale ou nulle de l'incapacité des sociétés les plus « développées » à entretenir
l'allongement d'un temps libre?
Y a-t-il d'autres explications qui les complètent ou s'y substituent?
Dans ce domaine, observe-t-on au moins une part de consensus chez les économistes ou eston
face à des clivages radicaux associés aux divergences d'écoles et d'affinités idéologique?