Cher Syldave,
Voilà environ trois mois que je réside à Mediap-town, ville extrêmement vivante, où l'on peut s'orienter avec aisance, bénéficier si nécessaire de l'assistance d'une équipe spécialisée, solliciter sans crainte de rebuffade la bienveillance d'autres habitants mais où la circulation est un peu trop lente sans que cela paraisse justifié par la prévention d'accidents - la population s'en plaint d'ailleurs fréquemment bien que les amateurs de 4x4 et de grosses cylindrées y soient rares ou discrets.
La construction est si récente que l'on peut croiser les pères fondateurs ; ils animent d'ailleurs eux-mêmes régulièrement des débats publics avec, m'a-t-il semblé jusqu'à présent, professionnalisme, simplicité et courtoisie. Leur principale difficulté, outre la protection de l'indépendance de la ville contre les menaces extérieures, semble être la gestion d'une croissance accélérée: l'espace se raréfie; le temps de stationnement tend, hors dérogation spéciale, à être de plus en plus compté; certaines places publiques où il serait utile et agréable de converser sereinement voient se succéder rapidement les résidents sur des parkings disposant de 20 places au plus.
Les habitants sont pour la plupart accueillants, l'esprit vif, cultivés, prompts à faire partager leurs informations, coups de cœur, clés d'interprétation et autres découvertes. Assez nombreux sont ceux dont les propos sont singulièrement enrichis par l'élégance du style, un remarquable art de l'humour ou la maîtrise de visuels. J'ai pu nouer quelques contacts, de telle sorte que je ne me sens déjà plus « étranger ». Et au-delà de ces relations, il m'est arrivé de converser ponctuellement avec d'autres habitants dont plusieurs me sont apparus tout à la fois avisés, talentueux et sympathiques; je ne doute pas que certains au moins deviendront prochainement des hôtes que je pourrai inviter ou à qui je rendrai visite.
Bien que la ville ne comporte pas encore de monuments ou de sites architecturaux exceptionnels, j'aime flâner à peu près partout. Il y a malgré tout trois endroits où je me sens un peu moins à l'aise, non pas en territoire hostile mais en pays sombre ou fumeux.
Le premier est le boulevard des illusions. Il ne s'agit pas d'un endroit touristique mais d'un micro-quartier dont les résidents ont une spécificité sensorielle: ils ne voient, ni n'entendent ce qui nous semble l'évidence, sont persuadés que le monde dans lequel nous évoluons est un leurre, que les faits qui nous paraissent les plus avérés sont des fictions. J'ai cru comprendre qu'il prenaient la plupart de leurs concitoyens pour les victimes naïves d'un monstrueux complot, d'une conspiration qu'ils s'efforçaient pour leur part de déjouer coûte que coûte. J'ai fugitivement eu l'occasion de parler avec l'un d'entre eux et j'avoue avoir été surpris du fait que cet apôtre de la vigilance critique ne pouvait citer aucune source documentaire fiable, aucun information objective sur laquelle il aurait pu fonder ses doutes. J'en ai conclu qu'il croyait, avec la foi abyssale d'un charbonnier, d'une nonne ou d'un séminariste, que nous avions tort d'être croyants.
Le deuxième endroit où il ne faut s'aventurer qu'avec prudence, est celui des temples souterrains, dont les entrées évoquent celle de l'Empire homérique des morts, avec de redoutables gardiens, ici un Cerbère, là des Furies, plus souvent et plus classiquement le Cerbère plus les Furies. J'en ai pour le moment recensé quatre principaux, chacun gouverné par un souverain ou une souveraine invisible, mais à forte présence symbolique: François B. Hadès, Dominique Pluton, Martine Perséphone et Ségolène Proserpine. Je n'ai de l'aversion pour aucun (alors que j'en ai à revendre pour leurs adversaires réputés les plus brutaux et les plus cyniques); j'éprouve un intérêt sincèrement curieux pour tous; il m'arrive d'avoir nettement plus de sympathie que d'agacement pour quelques uns. Mais je me suis très vite gardé d'esquisser le moindre mouvement d'entrée dans le hall de ces édifices parce que les gardiens dissuadent en fait quiconque d'en approcher. Il peut leur arriver de faire mécaniquement des signes d'invitation ou d'exhiber par routine des messages de bienvenue mais leur grande affaire est de témoigner leur hostilité aux souverains des temples voisins (en particulier le plus proche), leur défiance à l'égard des passants soupçonnés de ne pas partager cette animosité, enfin leur mépris hargneux à celles et ceux qui manifestent de l'affection ou de l'estime pour un prince ou une princesse autre que celui ou celle qu'ils protègent ou croient protéger. J'avoue avoir été surpris par l'énergie déployée pour offenser des concurrents qui n'en sont pas moins des alliés, voire des parents, mais rassuré que les joutes se tiennent à une distance suffisante pour exclure toute blessure autre que verbale. Cependant, ce qui m'a le plus éberlué, c'est que dans une ville rassemblant une population très éduquée, ouverte à la modernité, apparemment tolérante en matière de mœurs et (à de rares exceptions promptement blâmées par l'entourage) bienveillante à l'égard des revendications d'égalité entre hétéro- et homosexuels, certains gardiens tentent de disqualifier leurs interlocuteurs en les traitant de « branleurs » ou en les invitant dédaigneusement à se masturber. Et moi qui croyais que l'assimilation de l'onanisme à une honte ne se rencontrait plus que dans les plus reculées des pensions gérées par des moines-soldats un peu louches! Que les médecins ne pronostiquaient plus, en cas de masturbation régulière, un dépérissement progressif de toutes les facultés jusqu'à une mort aussi précoce que douloureuse! Qu'il était désormais acquis que le recours à la branlette était un usage à vocation quasi-universelle, pratiqué de façon de plus en plus variée, reconnu pour faire très simplement du bien que l'on soit seul ou en compagnie, équipé ou non d'un sex-toy, et même supposé désormais procurer quelques bénéfices physiologiques paradoxalement utiles à la maintenance de l'espèce. Je me suis donc demandé s'il ne faudrait pas quelque chose comme une Masturbation Pride , avec char à l'enseigne de la Veuve Poignetet stand d'erotica à ne « lire que d'une main », pour faire cesser, entre voisins adultes, ce type d'injure à peine digne des cours de récréation du collège. Ceci dit, une des conséquences manifestes du bellicisme des vigiles est qu'ils desservent souvent ceux dont ils se sont institués à la fois porte-parole et agents de sécurité. Heureux sont donc les souverains qui, comme Proserpine, ont la chance de bénéficier non pas de l'allégeance mais de la sympathie raisonnée de tel ou tel habitant qui leur apporte un soutien parfois critique, malicieusement irrespectueux, mais bien sûr beaucoup plus utile que les tressautements agressifs d'une Mégère.
Enfin le troisième et dernier lieu où l'on peut se sentir sourdement « déplacé » s'apparente à un musée d'histoire naturelle, et plus particulièrement à une réserve d'espèces en voie de disparition. Il s'agit en fait d'un espace où s'épanouissent quelques tribus en attente fervente d'un Messie. Je ne suis pas encore parvenu à les recenser toutes mais il m'a semblé que l'une des plus visibles et des plus soucieuses de prosélytisme espérait l'avènement de quelque « communisme » et se référait entre autres à un prophète appelé en argot indigène Ouidab. J'avoue que cette tribu, subdivisée en clans dont les subtiles nuances dogmatiques ou liturgiques nourrissent la rivalité et parfois l'hostilité mutuelle, me laisse gravement perplexe. Sa bienveillance apparemment sincère pour l'humanité souffrante, sa propension au dévouement, son ardeur militante tendent à inspirer quelque sympathie mais l'obstination dans ses fictions doctrinales défie l'entendement. Elle s'accommode étrangement du fait que chaque fois que les préliminaires du « communisme » ont été mis un peu durablement en pratique, cela s'est traduit par de petits ou grands désastres, assez souvent par des massacres à grande échelle, dans un cas par la destruction accélérée d'un quart de la population. Si on se limite aux seuls pays qui, aujourd'hui encore, se réfèrent à cet « idéal », on observe dans le meilleur et le plus exceptionnel des cas une réussite indéniable dans trois domaines (l'éducation,la santé, la défense nationale) mais elle est associée à des pénuries alimentaires, une privation de la liberté d'expression, le monopole du pouvoir par un clan, une « justice » prononçant des peines de mort à l'issue de procès sans défense loyale, l'incarcération pour raisons politiques d'un pourcentage de citoyens au moins égal à celui observé dans les régimes fascistes. Quant au pire des cas, on y constate la récurrence des famines, la transmission héréditaire de facto du pouvoir suprême, la légalisation de la torture, la banalisation des camps de travail forcé, l'embrigadement veule de la jeunesse et la « rééducation » atroce des dissidents, l'usage du chantage nucléaire, la réalisation d'infrastructures ubuesques comme des autoroutes sans usagers et, au cœur de la capitale, une pyramide de béton qui aurait été l'hôtel de prestige le plus haut du monde si sa construction n'avait pas été interrompue depuis plus de 15 ans (si tu souhaites en savoir plus sur la CdN, je te suggère de lire B. Courmont, L'autre pays du matin calme). Qu'à cela ne tienne: pour notre tribu il ne s'agit jamais que d'accidents, d'usurpations, de dérives, de dévoiements. Les régimes communistes réels n'étaient pas ou ne sont plus communistes, voilà tout, et que l'on ne vienne pas souiller une si pure idée avec les scories des faits et les taches de sang des victimes. Un Messie a failli? On lui trouve un remplaçant. Le dernier avatar, imaginé par Ouidab, est le prolétariat international des « sans-papiers » allié avec (traduire: guidé par) les garants intellectuels de l'Idée communiste (traduire : Ouidab et son orchestre). Au cours de la plus stupéfiante conversation à laquelle j'ai pu assister à Mediaptown, un Ouidabien parfaitement informé des écrits du prophète expliquait sans rire que l'on pouvait en parfaite rationalité croire à « l'hypothèse communiste » puisqu'il avait fallu environ trois siècles pour valider la conjecture mathématique de Fermat. Il est vrai que le communisme réellement expérimenté n'a pas encore tout à fait un siècle; mais il est non moins vrai que cela lui a largement suffi pour démontrer d'incontestables capacités meurtrières (une recherche collective a conduit, famines provoquées ou non secourues incluses, à près de cent millions de morts). Comment continuer dans ces conditions à parler du « communisme » comme d' une « hypothèse » aussi raisonnable et aussi innocente que la conjecture de Fermat? Et par quel mystère les habitants de Mediaptown continuent-ils à tenir pour un interlocuteur éminent ce Ouidab qui, depuis près d'un demi-siècle, se fourvoie et fourvoie ses groupies avec autant d'impudence dans l'effronterie que d'habileté dans la sophistique, qui s'appuie sur ses médailles académiques pour s'autoriser des pitreries consternantes telles que l'éloge perpétuel du catéchisme maoïste (le Petit Livre Rouge assimilant allègrement une civilisation plurimillénaire à une « page blanche », une pâte à modeler) et qui surtout, après les témoignages des suppliciés du goulag et autres camps, alors que nul ne peut plus ignorer ceux dont les corps furent broyés après que les procureurs pseudo-prolétariens les aient traités de « chiens enragés», « vipères lubriques », « scorpions » ou « poux, continue à recourir aux injures zoologiques, à la déshumanisation des adversaires (réduits aux « rats » hideux et nuisibles), en insérant sans vergogne de telles abjections entre une figure héroïque de la rébellion ouvrière et un concept de Platon? J'ai parfois le sentiment que le fait d'exhiber un passeport de gauche, un insigne professoral et un brevet d'antisarkozysme autorise les ignominies, les paroles et les coups sordides qui font vomir lorsque, comme c'est le plus souvent le cas, leur auteur est J.-M.-Le Pen ou un de ses acolytes. Cette indulgence et parfois même cette complaisance pour Ouidab et ses pareils me semblent d'ailleurs d'autant plus surprenantes que les résidents apparaissent en revanche prémunis contre ce que J.-F. Revel appelait la « futilité pompeuse », qu'il s'agisse de celle d'Alain Minc ou de celle de BHL. Après tout, chez ces derniers, il n'y a que le ridicule qui tue, la mort est donc toute symbolique, et les victimes ce sont eux, il s'agit donc non d'assassinats mais de suicides.
Voilà cher Syldave, ce que j'ai pu observer. En me relisant je m'aperçois que j'ai cédé au travers d'accorder moins de place à ce qui se fait de mieux qu'à ce qui se fait de plus douteux. J'espère que cela ne te dissuadera pas de venir me rejoindre. Sans doute ai-je laissé paraître qu'il y a des habitants avec lesquels j'aurais quelques réticences à passer mes vacances ou même un weekend; mais je n'en ai rencontré presque aucun de détestable au point que je refuserais de partager un pot en échangeant, fût-ce vigoureusement, des arguments. Des résidents et même des groupes de résidents profèrent ce qui me semble et qui te semblerait être des inepties? Oui, mais au moins ils en discutent et il n'est pas exclu qu'ils s'émancipent; d'ailleurs, comme tu me l'as toi-même fait remarquer, l'un des principaux courants qui se réclamait du label communiste a récemment décidé d'y renoncer, et l'on peut raisonnablement supposer, en tout cas espérer, qu'il n'a pas seulement changé l'étiquette. Enfin il arrive que la passion entraîne des polémistes à dépasser les limites de la bienséance, à se laisser aller à recourir aux anathèmes et à employer des qualificatifs parfois odieusement dégradants. Mais 1) ce n'est pas bien fréquent, 2) un consensus tend alors couramment à s'esquisser pour inviter l'auteur à retirer sans tarder son propos, 3) les résidents soucieux que la confrontation des points de vue respecte des formes convenables peuvent s'appuyer sur la publication d'une Charte faisant autorité pour tous les habitants et recourir à des procédures d'alerte et d'arbitrage. Bref les inconvénients me paraissent bien légers au regard de la qualité du forum ouvert et de l'offre d' informations, grilles d'analyse, billets d'humour, signalement de délices artistiques et littéraires. Je séjournerai plus longtemps qu' initialement prévu et je t'attends.
All the best